Le secret dévoilé
Après d’incessants virages, la route devenait soudain toute droite. Au bout, une lueur bleuâtre apparaissait furtivement à travers les arbres sombres. La neige venait de cesser, comme par enchantement. Mon voisin, que je pensais assoupi, tant il était resté silencieux, déchira la nuit :
– Nous allons bientôt arriver ! Au fond, ce sont les reflets de la ville, sous la lune, dans la brume ! Faites attention ! Nous allons arriver au pont. Il est en mauvais état ! Il lui manque le parapet de droite ! Alors roulez au milieu de la route !
Effectivement, je n’avais rien vu et, au dernier moment, j’aperçus un trou noir dans la route. Il plongeait dans le noir . Un pont de neige, qui cachait le trou, venait de s’effondrer par le passage de ma voiture. J’avais peut-être Saint-Christophe avec moi ! Mais mon énigmatique passager ne reprit pas ma pensée. Déjà apparaissaient les premières lumières de la ville. Il était temps de savoir où quitter mon voyageur.
– Je vous dépose où ? Demandai-je benoîtement.
– Au même endroit que vous ! Ne vous l’ai-je pas déjà dit ?
– Mais je vais à l’hôtel et je suis arrivé. Il est juste devant !
– Je le sais bien, rétorque-t-il, puisque c’est marqué sur votre certificat d’hébergement !
– Vous avez aussi réservé une chambre ?
Je m’inquiétai au cas où il lui viendrait l’idée de partager la mienne. A moins qu’il voudrait s’en faire payer une et vivre une nuit à mes crochets. Je restai dans l’expectative quand il avança :
– Ne vous affolez pas ! Ma fille m’attend en ville. J’ai juste ma voiture à récupérer, sur le parking de l’hôtel. Ma vielle Povieda crachotait trop avec cette humidité et seul un vieux mécanicien sait encore lui parler. Je l’ai confié à un vieux réparateur de tracteurs. C’est un magicien ! Il bricole à son compte depuis la fermeture du kolkhoze.
Il allait sortir quand il se ravisa.
– Ah ! Une dernière chose. Pas la peine de chercher ce pourquoi vous êtes venu à Grodno ! Il n’y a rien à trouver. Désolé de ne pouvoir vous renseigner sur l’ami de votre arrière-grand-père. Il ne reste rien ici de la famille d’Alexandre Okinczyc. Là-dessus, portez vous bien !
Alors là ! Je restai abasourdi et sans voix. Comment avait-il deviné que je voulais en savoir plus sur une famille sans descendance ? Ma piste avait débuté en 1964 sur un papier griffonné en français, sous le Second Empire, par le médecin des pauvres de Villepreux, près de Versailles. Mes recherches m’avaient conduit à savoir que ce polonais francisé avait été le Secrétaire de l’émigration polonaise en France.
Ancien déporté en Sibérie par le tsar, il s’était miraculeusement évadé. Le bougre venait de refermer brutalement le roman, sans suite polonaise, d’un médecin mort… de la grippe en 1886 !
– Bon, ce n’est pas tout çà ; faut que j’y aille ! reprit-il. Un tour au bania me fera du bien avant le coucher ! (NDLA : le sauna local à chaleur sèche qui se termine par un fouettage du corps aux branches de genévrier… avant de plonger dans l’eau glacée. Cardiaques s’abstenir !)
J’allais sortir quand je vis effectivement la vieille guimbarde, beige-crème comme autrefois. Il descendit et avant de refermer la portière, lança :
– Je ne vous embrasse pas, mais le cœur y est ! Je sens encore trop l’oignon des chaussons trois pointes ! Faites la bise à votre femme et vos trois enfants. Ils la méritent bien !
Il s’éloigna et j’entendis une porte grincer. Il monta dans sa voiture, mis laborieusement en marche : le moteur toussa puis démarra. Il s’éloignait lentement en pétaradant dans la nuit, puis disparu dans un nuage de fumée bleue que dessinait la lumière de la lune. Je pris ma valise et aborda la réception de l’hôtel.
– Nous vous attendions et, malgré l’heure, nous vous avons gardé un dîner, au cas où… me lâcha, en mauvais anglais, le concierge qui rajustait sa casquette de cuir (NDLA : c’est encore la marque du chef !).
Je prétextai le mauvais temps pour m’excuser du retard.
– Ce n’est pas grave ! me répondit ce réceptionniste de nuit qui semblait aussi ne plus avoir d’âge. Il continua : – J’ai vu que vous avez fait la route avec le Père Moroz ! C’était raison car, avec ce sale temps, la route, depuis la frontière, est piégeuse ! Le vieux Ded est un sage ! Dommage que depuis la chute (?), tout ait changé. Il ne travaille plus beaucoup mais lui, il savait distribuer les jouets. La fin de l’année était pour lui une suite de coups de feu. Mais maintenant, ce sont ceux de l’ouest qui ont raflé son marché. Ils ont même construit une gigantesque plate-forme en Laponie et, lui, ne fait plus que les vieux irréductibles !
Tout à coup, j’avais une illumination. Le Père Moroz, son accoutrement, son attention pour les enfants, son traîneau à chevaux, ses tournées en banlieues rouges, ses dons d’ubiquité et de divination ! Sa fille Snégourotchka ! Bon sang ! Mais bien sûr ! Comment n’ai-je pas fait le rapprochement ! Sans m’en douter, j’avais croisé « le Grand-Père Gel » ! Le supplétif du Père Noël ! Celui qui travaille le 31 décembre et non le 25 ! Et sa fille, « la Fée des Neige ». Je passai de l’ombre à la lumière.
Pas possible ! Quelle histoire ! On n’est pas prêt de me croire ! Moi-même, je me demanderai longtemps si je n’avais pas fait un rêve. Le merveilleux m’avait cueilli au bout du capot et il avait duré quinze kilomètres qui semblaient une éternité. Je pouvais refermer mon carnet de voyage, voyage qui est toujours une aventure dont il ne reste que le parfum de l’évasion.
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