Un voyage en noir et blanc
A très petite vitesse, la voiture avançait, guidée par les rails fugaces laissés par les véhicules précédents. Mais eux avaient disparu depuis longtemps : il n’y avait eu personne au passage en douane, sauf ce gros bonhomme. La nuit est maintenant tombée, noire comme les champs de charbon du pays. Et la neige qui n’arrête pas de tomber ! Par moment, des paquets se coincent sous les balais. Le chauffage rassure : le thermomètre m’indique – 15 ° à l’extérieur. La nuit a bien rafraîchi la campagne. Je fais un voyage en noir et blanc.
On ne distingue presque rien en dehors de la route. Alors, j’imagine le paysage absent. Je sais qu’il ressemble à celui du côté polonais avec un peu de forêt primaire, de la forêt à n’en plus finir, des marécages partout. Là où il n’y a pas conifères et aunes, il y a des tourbières. Peut-être aussi des hameaux à quelques centaines de mètres de la route, les pieds dans l’eau. Comme de l’autre côté de la frontière, c’est un morceau d’ « Amazonie polonaise », avec peut-être quelque élan échappé des parcs. Dans cette patrie des castors et ce décor boréal, à l’appel de la forêt, je m’imaginai déjà en Jack London des pays slaves… Les régions lacustres favorisent l’errance de l’imagination. Le charme opère, comme envoûtant. Mais pour l’instant, je ne pouvais, tout au plus, ne distinguer, sur les bas côtés, que chênes foncés et blancs bouleaux. Dans une trouée de brouillard et de vire-voltages de neige : une chapelle en bois ! Mais non ! Ce n’est qu’une cabane de vendeur de baies et de champignons ! Dans la voiture, tout demeurait silencieux, l’équipage restait attentif à la route. Quand tout à coup, il demanda :
– Pouvez-vous mettre un peu de musique ?
Ma dernière sélection s’afficha et partit l’Ode à la Joie. Il s’exclama, déçu :
– Vous n’avez pas quelque chose de Rimski-Korsakov ? J’aime bien son inspiration dans le folklore populaire ! Il s’est beaucoup inspiré des contes, vous savez ! Sa nuit de Noël m’émeut chaque fois que je l’écoute ! Et sa femme ! Admirable ! Il lui doit sa carrière, tout comme l’a fait Clara Schumann ! Mais je trouve Mikhaïl Glinka plus fréquentable, mieux imprégné de l’esprit slave ! Lui, comme moi, était un grand voyageur ! Mais, j’avoue, il lui manque quand même la virtuosité orchestrale de Rimsky-Korsakov !
Le bougre ! pensai-je. Et en plus, il est musicologue ! Maintenant, j’en étais certain : mon compagnon de route était un starertz, peut-être échappé d’un monastère des profondeurs des bois ? Ce genre de vieillard, plutôt patriarche, a souvent la réputation de connaître les secrets et l’avenir de visiteurs qu’il n’a jamais rencontrés ! Eureka ! J’avais deviné ! Mais, brusquement, il m’interrompit :
– Contrairement à ce que vous venez de penser, mon petit, je ne suis ni staretz, ni démon ! Mais si je vous raconte ma vie, notre chemin n’y suffira pas !
J’avais effectivement pensé que c’était un diable d’homme.
– Concentrez-vous davantage sur la route, jeune homme, au lieu de divaguer ! reprit-il, impérieux. Un accident est si vite arrivé sur ces foutues routes ! Restez prudent !
Heureusement, le blizzard qui souffle en rafales n’était pas de la partie. La forêt nous apportait sa protection. Dans ces moments, on croit aux forces vitales de la nature. Tout à coup, dans le balayage des phares, un sanglier traverse la route. Puis un second. Et un troisième. Je ralentis. Puis plus rien. Une harde en goguette venait de passer. Et de nouveau, le vide blanc dans la nuit noire, en route pour un bout du monde. Peu après, furtivement, sur le bas côté, une biche prend peur et rentre dans la forêt. Présence fugace qui m’indique qu’il y a, tout prêt, de la vie qu’on ne voit pas, cachée dans la profondeur de la nuit. L’inconnu me fait philosopher quand, brusquement, mon compagnon s’agite. Il semble chercher quelque chose au fond de sa besace. Il va sortir un gros papier d’où s’échappent des miettes.
– Vous en voulez ? me demande-t-il.
– Qu’est-ce que c’est ? Je répondais avec crainte… en pensant à mes sièges !
– Ce sont des etchpotchmaks !
– Des quoi ?
– Des etchpotmaks !
Je n’étais pas plus avancé. Ça semble se manger, mais la forme est bizarre. Je suis méfiant et, au vu de la forme, je m’avoue ne pas raffoler des oreilles de porc.
– L’ etchpotmak, c’est le casse-croûte des Tatars ! enchaîne-t-il sur le ton triomphant de celui qui vient apporter la révélation au béotien. Ça veut dire en russe « trois pointes ». Vous voyez cette forme triangulaire ? C’est pratique à manger ! C’est l’expression de la sagesse des siècles pour un usage bien perfectionné. En vérité, c’est un chausson à la viande, aux pommes de terre et aux oignons. Une sorte de pirăgi géométrique en plus pratique ! Du roboratif fonctionnel !
Bref, je comprends que c’est copieux sans prendre de place, se range bien en voyage et facile à grignoter ! Mais devant l’inconnu, je reste prudent. C’est peut-être un fourrage épicé comme en ont parfois les Slaves.
– Non, merci ! Je préfère garder les deux mains sur le volant. La route est glissante !
– Vous avez raison, lance-t-il, en avalant un second potomac.
– Pas potomac ! Etchpotmak ! Soyez un peu attentif ! s’énerve-t-il. Il avait lu ma pensée alors que je n’avais rien dit. Et il replonge dans sa besace pour en sortir un grand carré de tissu. Je le devine s’essuyer la bouche, puis les mains. Donc pas si rustre, mon chaman ! Car il doit en être par ses divinations, faisant le pont entre les esprits de l’au-delà et les pauvres humains. Il m’interrompt dans mes supputations.
– Je ne vous propose pas de ma bouteille ? s’inquiéta-t-il. L’alcool au volant est interdit au chauffeur !
– Vous avez raison ! dis-je en me rappelant que je crains avant tout ces vodkas paysannes qui tirent 70 ° à l’alambique et vous foudroie un homme à la fin du verre.
– C’est dommage pour vous, car contrairement à ce que vous venez de penser, ce n’est pas fort du tout : c’est de l’hypocras !
– Tiens donc ! De l’hypocras ! Mais j’aime bien ! Et à base de quoi ? Il n’y a pas de vin par ici ! Vous faites çà avec du kvas ? (NDLA : faible alcool de pain fermenté).
– Et le vin de fruit ? Qu’est-ce que vous en faites ? C’est bien meilleur ! La plus belle recette, c’est celle de ma fille, Snégourotchka ! C’est pas compliqué et goûteux ! Prenez pour base un vin de pommes, d’oranges et d’amandes, sucrez-le copieusement au miel pour rehausser le goût, améliorez-le d’ambre gris (NDLA :du musc animal), arrangez le tout de cardamome, de poivre long avec quelques grains de paradis (NDLA : sorte de gingembre réputé aphrodisiaque) et ajoutez-y un peu de macis (NDLA : fleur de muscade par grattage de l’écorce). C’est un délice ! Et bien mieux que le midus de l’autre côté de la frontière ! (NDLA : un très ancien hydromel lituanien).
– Snégourotchka ? demandai-je, complaisant. Comme la petite Blanche Neige ?
Je me dis que le personnage était aussi un épicurien gourmand quand tout devint brusquement silence, un silence que je sentais crispé. Je venais sans doute, sans le savoir, d’enfreindre un périmètre secret. Je forçais involontairement un pan de vie familiale que mon mystérieux bonhomme ne souhaitait pas dévoiler. Le silence devenait assourdissant dans un paysage qui défilait trop lentement, quand tout à coup…