Une merveilleuse rencontre… Chapitre 4

Un curieux compagnon de route

Une fois monté, le bonhomme devint étrangement silencieux. Me serais-je trompé sur le personnage ? Sa lourde houppelande le rendait énorme et le faisait déborder de son siège. Il empiétait sur la console centrale et quand je changeai de vitesse, je dus le pousser pour atteindre la troisième. Ce sera compliqué de passer la cinquième, me dis-je avec inquiétude. Il devait lire dans mes pensées quand il rétorqua :
– Ne vous inquiétez donc pas ! Sur cette route, on ne peut aller plus haut qu’en troisième !
Effectivement , le bougre semblait bien connaître la route. Je risquai un brin de curiosité :
– Comment se fait-il que vous parliez français ? Même dans les vieilles familles de culture polonaise de la région, il y a belle lurette qu’on l’a remplacé par l’anglais !
– Dans les années d’après-guerre, j’allais chez vous ! Je tournais dans la ceinture de Paris et un peu dans les pays miniers du nord et du midi. Mais c’est terminé !
– Vous étiez dans le commerce ? dis-je d’un ton qui se voulait complice.
– Pas exactement, reprit-il. Plutôt dans l’événementiel ! J’avais une grosse clientèle d’enfants, pas fortunés, qui savaient se contenter de peu !
– Vous ne devez donc plus souvent parler français ? relançai-je.
– C’est vrai, répondit-il, il y a peu de touristes français par ici. Autrefois pourtant, on en a vu passer : les éclaireurs de Charlemagne, les Huguenots des Cévennes en partance pour Saint-Pétersbourg et puis les grognards de la Grande Armée, fiers à l’aller, plutôt moins au retour. Vous savez, par endroit, on découvre encore des charniers napoléoniens !
– Vous me disiez que vous m’attendiez. J’ai du mal à vous croire !
– Croyez ce que vous voulez ! lança-t-il, même si vous pensez que je vous attendais uniquement pour votre voiture ! Toutefois, je dois reconnaître qu’avec ce genre de véhicule, je suis plus certain d’arriver qu’avec les vieilles guimbardes du coin ! C’est plein de Zaporojets, toujours aussi délicates à mener, inconfortables, bruyantes. Leur seule qualité est de pouvoir traverser les champs et de toujours être réparables, au prix de bricolages qui feraient bondir vos contrôleurs techniques ! C’est une bête de somme difficile à démarrer en hiver mais qui surchauffe en été ! Il y en a encore pas mal : c’était moitié moins cher qu’une Jigouli (NDLA : la Fiat 124 soviétisée construite sous licence).
– Vous en avez eu une ? demandai-je, toujours passionné d’automobile.
– Non, j’ai plus vieux encore, et plus rustique ! Un traîneau à chevaux et une Pobieda !
– Non ? m’étranglai-je. Pas possible. Une Pobieda, on n’en voit même plus en Sibérie ! En Pologne, on rencontre, chez les collectionneurs, la version de FSO, la Warszawa… qui, démontée et remontée, fonctionne mieux qu’à l’origine ! Une GAZ Pobieda ! Fantastique ! J’en fais collection…mais au 1/43e !
– Pas « pobida » ! « Победа » ! « Victoire » en russe ! Bon sang , faites un effort ! Ce n’est pas parce que vous avez la plus belle langue du monde que vous devez massacrez celle des autres ! … Puis après un temps :
– Mais je m’égare ; je m’énerve ! Et il reprit sur un ton badin :
– Savez-vous qu’on a testé sa carrosserie avec l’explosion de la première bombe atomique russe ?
– Non, je ne savais pas ! Merci du scoop ! Je vais le noter sur mes fiches.

Incroyable ! Je venais de tomber sur un colporteur, habillé en paysan, féru d’automobile ! Et en plus orthophoniste susceptible sur la prononciation ! J’avais mis la main sur un personnage d’anthologie, celui qui fait le bonheur des carnets de voyage ! Mais je restai perplexe sur la personnalité du bonhomme. Toutefois, il ne semblait pas méchant, peut-être un peu mythomane. Dans un tel paysage désolé, on peut avoir envie de s’épancher sur quelqu’un qui ne vous demande pas d’arrêter de rabâcher les mêmes histoires. Et puis, il n’y avait qu’une quinzaine de kilomètres jusqu’au terme du voyage.

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