L’adieu à l’Occident
C’était au début du siècle, le vingt-et-unième bien sûr, quelques jours après Noël. J’avais quitté Kaunas à regret. Une série d’entretiens, avec des nouveaux européens sur « la vie d’avant », avait été fructueuse.
L’ancienne capitale lituanienne du siècle passé, quand les Polonais avaient repris Vilnius, a toujours fière allure avec sa vieille ville encore debout. C’est le cœur du pays et on oublie vite qu’elle fut ville de garnison russe. Autrefois hanséatique, elle est le poumon économique du pays. Le jour venait de poindre. Il devait être près de neuf heures. Il faut vous dire que, sous cette latitude, en hiver, le soleil se lève plus tard et se couche plus tôt qu’ailleurs ; pas plus de six heures de jour par vingt-quatre heures. Je descendais l’ Aleksoto gatvé pour rejoindre les rives du Niémen et passais une dernière fois devant la maison Perkūnas, le dieu du Tonnerre, qu’on ne sait plus si elle fut un temple païen, une chapelle ou un comptoir hanséatique. Une maison magique qui, sans que je le sache, augurait d’une journée bientôt fantastique.
La circulation devient plus fluide. Je passe devant le Neuvième Fort, le système de défense avancée du Tsar Alexandre II, camp de concentration et d’extermination nazie avant de servir aux hautes œuvres du NKVD stalinien contre les partisans lituaniens, les Frères de la forêt. Je remplis le réservoir de la voiture à la grande station Loukoï et, par précaution, un jerrycan car le gasoil est rare en campagne. C’est un carburant de camion avec des pompes privées ; les particuliers roulent à l’essence ou au gaz de ville. La fraîcheur se ressent dès les derniers quartiers de la vile franchis. Je pousse le chauffage et il commence à neiger.
Je récupère rapidement l’autoroute A5 (merci l’Europe qui la rebaptise E67) en direction de Marijampolé. Je me rends, en Biélorussie, à Hrodna, en faisant un énorme détour. La route directe passerai par le poste frontière près de Druskininkai, mais il est régulièrement fermé. Les mauvaises langues locales, toujours bien informées, affirment qu’il n’ouvre que pour laisser passer les camions des trafiquants officiels entre la Russie et son enclave de Kaliningrad. Je dois donc emprunter la route de Saint-Pétersbourg à Varsovie et traverser une partie de la Poldachie polonaise, plus loin qu’Augustów, jusqu’à Białistok. Białistok, la patrie de l’esperanto, de Louis-Lazare Zamenhof (Doktoro Esperanto, le docteur qui espère) ! Flash-back de la mémoire : au Trinity College de Dublin, un copain étudiant avait tenté de me l’apprendre. Peine perdue !
Le temps se gâte ; le brouillard s’abat sur la plaine. Je franchis le gigantesque poste frontière et entre en Pologne. Les flots de camions qui remontent d’Allemagne rendent la conduite attentive. Il n’est pas rare de les voir faire front, en face, sur toute la largeur de la route pour tenter de se doubler. C’est la route du salaire de la peur sous les cinquantièmes parallèles nord ! Mais petite vitesse signifie petite moyenne : il est déjà treize heures. Dans deux heures, il fera nuit et la frontière sera fermée. La neige commence à tomber drue. Les essuie-glaces balaient dans une litanie lancinante. Le vent commence par endroit à construire de petites congères. Le paysage apparaît furtivement par trouées. La circulation devient difficile, ce qui décourage bientôt les camions. A les voir s’arrêter en troupeau, je devine qu’ils prennent quelque réconfort à la vue des réchauds qui sortent des cabines. Entre deux poids lourds, les petits samovars de voyage brillent dans la lumière des phares.