Et si les Anglais avaient raison…

N’allez pas croire que je suis devenu eurosceptique mais je me méfie toujours du « sens de l’histoire » surtout depuis qu’il a servi les régimes totalitaires du XXe siècle. Le sens de l’histoire, c’est bien trop souvent le sens qu’on veut nous imposer. Le Brexit est un fait, Boris Johnson aussi. On peut le regretter, mais ils s’imposent à nous. Ne pas l’admettre, c’est s’exposer, notamment vis-à-vis de nos amis britanniques a une incompréhension voire des malentendus fâcheux beaucoup plus probables qu’on ne l’imagine. J’ai entendu des gens proches, avisés et bien informés, me livrer des arguments que je vous expose ci-dessous sans que je puisse vraiment les contredire. Certes, on peut douter de la sincérité des bases et des promesses politiques qui ont amené le Brexit, mais plutôt que de la rejeter en bloc, nous nous devons respecter la décision de nos amis. Et celle-ci est loin d’être illogique ou rationnelle. Cet article a donc pour but d’exposer un certain nombre de raisons profondes qui l’ont générée. Si elles nous paraissent à nous Français, difficile à admettre ou incompréhensibles, elles restent parfaitement recevables. Certains de ces arguments sont respectables voire … séduisants.

De quels Britanniques s’agit-il ?

Nous présumons que les Britanniques que nous rencontrons, sont convaincus et favorables à l’Europe, mais il ne faut pas oublier que le Brexit a été adopté à 52% des voix et que les conservateurs qui avaient pour programme sa réalisation ont rencontré, après dix ans de pouvoir, un succès électoral jamais vu depuis le début du XXe siècle. Même le parti travailliste, pourtant dans l’opposition, a refusé de se prononcer contre le Brexit. Il y a donc quelque chose de plus profond. Toutes choses égales par ailleurs, nous avons à peu près une chance sur deux de tomber sur un eurosceptique. Pourquoi ?

La question centrale : « Qu’a fait l’Europe pour nous ? »

En fait, l’Europe apporte beaucoup à Londres, à la City, aux classes supérieures, moyennes et intellectuelles, mais dès qu’on étudie plus à fond la complexité sociale britannique et qu’on s’adresse à « l’Anglais moyen», celui qui vit dans un terraced house dans une banlieue sans fin de Manchester ou au milieu de la campagne du Norfolk, qui touche l’allocation chômage ou exerce un de ces emplois minutes qui font baisser les statistiques mais pas la misère, qui attend quatre ans pour que le NHS lui accorde une prothèse de hanche, au pied d’un puits de mine désaffecté ou d’une filature en ruine, qui va au pub tous les soirs pour boire une pinte, qui parie sur les matches de foot de Premier League, qui lit le Daily Express, joue au bingo au social club et regarde East Enders sur la BBC…, c’est différent. La réponse vient souvent d’elle-même : « Qu’a fait l’Europe pour nous ? » Bien que je me sois élevé plusieurs fois contre cette question, je concède qu’elle puisse être le commencement de tout.  Même si elle assure par ailleurs une grande partie de leur subsistance quotidienne, l’Europe représente à leurs yeux une économie dont ils ne bénéficient pas directement et qui ne les concerne pas. Même si elle leur apporte ces biens de consommation courant, ils ne les identifient qu’aux pays d’origine, France, Espagne…, pas à la « superstructure », l’Union européenne. En revanche, elle représente une concurrence sur le marché des emplois les moins qualifiés, qu’illustre le plombier polonais et qui a été un critère de décision non négligeable.

Une Europe terra incognita

Les Britanniques identifient souvent l’Europe à une destination où on va s’amuser, se divertir au soleil d’un coup d’aile low-cost et où les autochtones sont avant tout des prestataires de service plus que des partenaires de jeu ou de beuverie. C’est l’endroit où l’on achète une résidence pour sa retraite faute de pouvoir en acquérir une en Grande-Bretagne ou de pouvoir y vivre avec un niveau de vie décent. Le nombre de Britanniques résidant sur le continent et qui ne parlent pas la langue locale, hors des expressions de simple survie, est bien plus élevé qu’on ne le pense.

Le respect de la démocratie

En premier lieu, il faut reconnaître le courage des Britanniques pour respecter la démocratie dont ils sont largement les inspirateurs. Peu importe les raisons pour lesquelles le référendum a été organisé ou les arguments évoqués pendant la campagne, la réponse a été “Non” et les Britanniques se sont attachés à réaliser ce que le peuple avait décidé. Ils l’ont d’ailleurs confirmé en élisant en masse les conservateurs pro-Brexit. D’autres pays n’ont pas eu ce courage, entre ceux qui ont voté et revoté jusqu’à dire oui et ceux qui ont dit non et qui l’ont eu quand même. Le slogan « Get Brexit done », exprime plus l’exigence de respecter la parole du peuple que le fait de réaliser le Brexit lui-même. Et effectivement, une partie du succès récent des Brexiters est dû à l’agacement des Britanniques face à l’incapacité du gouvernement de Térésa May à le réaliser.

Un argument fallacieux, l’argument économique

L’importance de l’argument économique dans le Brexit est largement surfaite. Certes, la Grande-Bretagne va y laisser des points de PIB, même s’il y a un accord de libre-échange, mais l’économie n’est pas tout dans la vie d’un peuple. La décolonisation des années 60 a montré que la plupart des pays décolonisés avaient perdu en termes économiques ; ils le savaient mais le désir d’indépendance était primordial. Le Brexit procède de la même logique. Certes, les Britanniques sont loin de s’être « décolonisés », le terme est très désobligeant à leurs yeux, mais cette notion d’indépendance figurait en bonne place parmi les arguments des pro-Brexit. Le retentissant « fuck business » de Boris Johnson en 2016 le résume bien. Les Britanniques sont revenus à des fondamentaux politiques qui n’ont rien de très extraordinaires.

Un péché d’orgueil

On a beaucoup parlé d’un péché d’orgueil de Britannia « rule over the waves », du fait qu’ils ont toujours affirmé leur différence. Pourtant, la nostalgie d’un âge d’or a explosé. La recréation d’un réseau commercial mondial avec le Commonwealth, pâle ombre de l’Empire sur lequel « le soleil ne se couchait jamais », le projet Global Britain, la confiance dans la relation spéciale avec les Etats-Unis s’évanouissent petit à petit. Le souvenir de la résistance à l’invasion nazie et la résilience sous les bombes du Blitz, régulièrement évoqués sont pourtant bien loin. Il ne reste, enfin, que bien peu de choses de la mère de toutes les révolutions industrielles.

Une nostalgie qui a de beaux restes

Si cette nostalgie est toujours présente en toile de fond, subsistent encore de beaux restes tels que la domination de la langue anglaise comme langue vernaculaire de pays majeurs aux Etats-Unis, en Inde… et comme lingua franca dans le monde. Le fait qu’elle reste la langue la plus parlée dans les instances européennes malgré le Brexit en est la preuve. De la même manière, il ne faut pas oublier que l’Angleterre reste un modèle incontournable des Etats de droit et des régimes parlementaires, base de toute démocratie. Un chef de l’Etat, un premier Ministre, un gouvernement, deux chambres, une haute, une basse, la formule existe depuis…1215 (la Magna Carta) et 1689 (The Bill of Rights). Et elle a toujours autant de succès, y compris dans les pays aux régimes rugueux qui voudraient s’en donner l’apparence. On peut donc comprendre que parfois, ils aient du mal à recevoir des leçons en matière de pratique démocratique des pays de l’ Est de l’Europe, anciennement communistes, je ne parle pas de l’Espagne ou du Portugal d’il y a quarante ans. Enfin, n’oublions pas qu’ils sont à l’origine de la notion de sport. La majorité des règles de sports collectifs qui représentent pour beaucoup, une partie essentielle de leur vie, vient de chez eux. Même si dans certains de ces sports, ils ne sont plus les mieux placés, il reste l’orgueil de les avoir inventés avec l’esprit idoine et le fairplay.

Le seul empire auquel le Royaume-Uni ait appartenu, c’est le sien

Le Royaume-Uni a une caractéristique historique qu’aucun autre Etat européen ne partage, le seul empire auquel il ait appartenu, c’est le sien. On peut alors comprendre que l’adhésion à l’Europe ait pu apparaître comme une ingérence étrangère caractérisée. Les Français avec Louis XIV ou Napoléon, les Allemands avec Bismarck, Guillaume II ou Hitler, les Espagnols avec Charles Quint ou l’Invincible Armada, les Russes avec les Tsars et Staline, … bref, les Européens les uns chez les autres, c’est l’Histoire. Pour les Britanniques, c’est différent. Pourquoi avoir battu toutes les puissances européennes, pourquoi les avoir repoussées pendant mille ans pour se retrouver obligées par elles ? Comble ultime, pourquoi la seule nation d’Europe occidentale ayant vaincu Hitler devrait laisser au vaincu, l’Allemagne, la domination de cette même Europe ?

Une recherche de simplicité et de proximité

J’ai constaté lors de mes conversations que certains de mes interlocuteurs avaient tendance à comparer l’Europe à l’Union Soviétique. Naturellement, j’ai écarté l’exagération mais j’ai retenu la perception. Et à y réfléchir, il y a forcément un peu de vérité. En effet, les Britanniques, comme nous, sont agacés par la multiplication des sources normatives. Trop souvent, pour exister, les sources normatives intermédiaires se croient obligées d’aménager, de restreindre ou d’interpréter la norme venue de plus haut et ainsi de la compliquer aux yeux des Européens moyens. En fait, les Britanniques, à travers le Brexit, n’ont fait que réaffirmer leur désir de liberté et de proximité avec ceux qui prennent les décisions en leur nom et surtout pour leur bien. Ils veulent des gens qu’ils puissent rencontrer, qui les écoutent, qui les défendent et qui rédigent des normes adaptées à leurs problèmes quotidiens comme le fait plutôt bien leur Parlement. Qui en Europe, même parmi les europhiles les plus convaincus, ne désire pas cette proximité et cette interaction ?

Londres, victime collatérale

Un détail important, le Brexit n’a pas visé que Bruxelles. Une victime collatérale a été Londres. Pour cette raison précise, lorsqu’il s’est agi de porter un coup à Londres, le Nord de l’Angleterre s’est prononcé pour alors que l’Ecosse s’est prononcé contre. Le premier voulait porter un coup à la source de la richesse, de l’opulence et de l’arrogance de Londres, notamment les marchés financiers les plus importants d’Europe, tandis que la seconde voulait signifier à Londres qu’elle était différente et qu’elle devait voter à l’inverse de ce que l’establishment anglais souhaitait. Le oui écossais à Bruxelles, serait plus un non aux Anglais qu’une affirmation directe de l’Europe.

Une question de dignité

Deux milieux sociaux recherchaient aussi à travers le Brexit une certaine forme de dignité. D’abord les paysans qui en ont assez de recevoir comme une obole les subventions européennes. Pourquoi seraient-ils incapables de vivre du produit de leur travail au prix du marché ? C’est une question posée par tous les bénéficiaires de la PAC en Europe.

Ensuite les Gallois. Lors de mes dernières visites au pays de Galles, j’ai été frappé, presque gêné par l’omniprésence du drapeau bleu à douze étoiles dans les projets d’infrastructures et de développement. Pourquoi les Gallois eux-mêmes ne seraient-ils pas capables de mener et de financer ces travaux ? Pourquoi Londres laisse-t-il ainsi le Pays de Galles à Bruxelles ? Pourquoi l’Europe les soutient-elle à l’instar d’une vulgaire province des pays de l’ancien bloc communiste ?

Un projet européen qui ne parle pas aux minorités

Enfin, dernier élément qui me semble déterminant et dont on ne parle pas beaucoup par peur du politiquement incorrect, c’est la perte du sens du projet européen par les communautés immigrés qui composent la population britannique aujourd’hui et pour qui, il ne fait pas partie de leur histoire.

Il n’aura pas échappé à l’observateur averti que nombre de positions politiques de premier plan sont désormais occupées par des immigrés du sous-continent indien de fraîche date, comme Chancellor of the Exchequer (ministre des finances), comme Home Minister (ministre de l’intérieur) ou dans d’autres fonctions de haut niveau. Certains comme Rishi Sunak, ministre des finances, ont encore des intérêts très importants dans leur pays d’origine. « Singapour sur la Tamise », c’est eux. Loin de moi tout racisme, je ne doute en aucun cas de leur intégration à la société britannique ni de leur respect scrupuleux de la démocratie et des institutions. En revanche, je peux comprendre que l’héritage européen leur parle moins. Ils n’ont pas ce parent mort lors d’une des deux guerres mondiales ni la mémoire du Blitz ou des privations de la guerre. Ils ont une économie à gérer et les solutions que l’expérience dans leur pays d’origine leur donne. Le projet européen avec ses réglementations tatillonnes et ses ambitions politiques, peut passer à leurs yeux pour un obstacle inutile au développement économique de la Grande-Bretagne.

Nous Français, en bons apôtres de la Révolution, avons l’habitude de donner des leçons à toute l’Europe, mais nous avons la mémoire sélective. Nous avons oublié ce que les Lumières que nous nous sommes accaparées devaient à la Perfide Albion. Il y a quinze ans, nous avons dit non à l’Europe à presque 55%. Que reste-t-il des « nonistes » de M. Fabius ? Soutenir que les Britanniques seraient intellectuellement inférieurs pour avoir voté le Brexit relève d’une arrogance inappropriée lorsqu’on parle avec nos amis. D’abord, et on les comprend, ils n’aiment pas ça. Ensuite, le Brexit est une manoeuvre politique qui a une logique et une rationalité certaine que nous devons respecter. A notre grand désarroi, bien que souvent nous nous entendions fort bien, les Britanniques ne sont pas des Français. On peut le déplorer mais c’est une réalité et c’est ce qui fait leur charme.