Turas math le Mgr Burns ! – Chapitre 3

Un besoin d’évasion ? Rien de mieux qu’un univers boréal ! Une terre de vents, de pluies, de brumes mais aussi de sang sur fonds de parfums de tourbe, de bruyère, de mousse et de lichens. Côtes profondes avec leurs barques aux voiles battant au norois, sentiers de traque du haggis, l’animal mythique qu’on cherche encore à chasser, sans doute pour remplacer le renard. Sons de cornemuses qui résonnent longtemps par delà les lochs bleus de nuit. Des gens, rudes mais ouverts, pour qui solidarité et identité ne sont pas des idées philosophiques mais une pratique quotidienne des sentiments.


Alors, « Bonne route avec Monsieur Burns ! » pour les terres,
non du Scotland, mais de l’Alba par ses chemins éternels vers la liberté !

Tlachd a ghabhail air do bhiadh, Mgr Burns !

Bon appétit, Monsieur Burns ! C’est en ces mots que commence la fête du 25 janvier. Pas celle du 21 que célèbre encore quelque royaliste nostalgique depuis le raccourcissement de Louis le Seizième ! Mais celle qui fait office de fête nationale écossaise depuis plus de deux siècles ! A elle seule, c’est un voyage hautement protocolaire – certains disent une moquerie de l’apparat guindé des Anglais – mais néanmoins gastronomique… ou presque.

Un vrai écossais ne manque pas, où qu’il soit dans le monde, de célébrer chaque 25 janvier l’anniversaire de la naissance (1759) de l’enfant chéri du pays, Robert Burns, par une cérémonie aussi amicale que gustative, la « Burns Nicht » pour parler scots, autrement dit le dîner de Burns.

Robbie est le héros de l’esprit indépendant écossais, l’âme de la résistance par ses textes où on y trouve le réconfort de luttes à chaque fois recommencées. C’est un homme du peuple, un jardinier. Un poète-paysan peu instruit mais épris de culture ancienne écossaise. Le type même du non-nanti face aux Lords anglais pleins de morgue. Image idéale de résistant, repris aujourd’hui de la droite (qui y voit du libéralisme) à la gauche (pour son penchant socialiste avant la lettre). Mais peu doué pour l’agriculture, il se tournera vers l’administration des impôts. Sachez que l’Écosse a été financiarisée bien avant l’Angleterre qui lui copiera la pratique du billet de banque. Un comble pour la City d’aujourd’hui ! Les Écossais ont toujours regardé du côté du continent, ici les Pays-Bas. Autre frottement culturel du Brexit.

Bref, un homme du peuple comme tant d’autres, en but à l’adversité d’une société de domination, enchâssée dans les strates sociales de la naissance. Le poids de la religion le laissera très critique de l’Église presbytérienne, support de l’aristocratie. Ce vernis anticlérical tient certainement à sa position de maître de loge où sa route maçonnique lui faisait prôner la libération de l’esprit. Cet esprit indépendant et son amour des origines le feront anoblir chevalier d’Écosse par la dernière représentante du Clan Bruce.


Un repas pour une plume !

J’eus l’occasion d’assister à un « Burns Nicht » au château d’Édimbourg, dans la salle d’armes, invité comme assistant par mon professeur de culture celtique du Trinity College qui y animait un séminaire de gaélique (l’irlandais et l’écossais sont proches). A Dublin, j’y étudiais la gestion, mais j’avais pris une option culturelle plutôt que sportive, n’ayant pas le format irlandais nécessaire pour le rugby.

Comment un Français au château, direz-vous ? Simplement une succession de heureux hasards. Dans l’avion de la compagnie nationale irlandaise Aer Lingus – un Vickers Viscount, un beau turbopropulseur de l’après-guerre, lumineux, silencieux, rapide mais qui battait des ailes – j’avais prêté mon stylo (le Parker Duofold de ma réussite au bac) à un voyageur bien dépourvu : le secrétaire particulier du Président de la République d’Irlande. Rien de moins ! Heureuse rencontre à une époque où on ne choisissait pas son siège en réservant ! Au service d’Éamon de Valera, le père de la libre Irlande ! Personnalité notoirement antianglaise, grand admirateur de la France et du Général de Gaulle. Son secrétaire avait le même stylographe, à plume moyenne… mais en soute. Il n’était donc pas dépaysé, malgré le changement de main.

Trois heures et quelques pages plus tard, nous parlions joyeusement. Il dut en souffler mot à son Président car quelques semaines encore plus tard, le collège me transmettait une invitation de la présidence en audience privée. D’où ma photo en première page de l’Evening Herald, le journal de Dublin, pour être le premier étudiant français reçu par le président irlandais depuis la guerre ! Cela avait dû impressionner mon professeur qui s’était sans doute cru obligé de ne pas déroger !

Un cérémonial rigoureux pour se moquer des Anglais

Toute cérémonie a son histoire de table. Le premier dîner à la mémoire de Robert Burns rassembla neuf de ses amis à son cottage d’Ayr, le 21 juillet 1801, année de la fondation du premier Burns Club par des marchands du clan Bruce. Première erreur de date. Le second eu lieu le 29 janvier 1802. Seconde erreur. La rectification au 25 janvier sera l’occasion du troisième dîner. Date commémorative définitivement retenue après vérifications sur les registres paroissiaux.

L’accueil protocolaire de la famille écossaise

De l’Écosse à la Nouvelle-Zélande, de l’Australie au Canada, des États-Unis aux Andes, la diaspora écossaise banquète. Mais pas n’importe comment. Dans le respect d’un rituel très strict : un joueur de cornemuse accueille chaque invité, avant le mot de bienvenue du maître de maison.

Une fois assis, chacun dit en communion une action de grâce, généralement la Selkirk Grace, autrement connue comme la Galloway Grace qui fut récitée par Burns lui-même lors d’un dîner offert par Dunbar Douglas, quatrième comte de Selkirk.

Some hae meat and canna eat,
And some wad eat that want it,
But we hae meat and we can eat,
Sae let the Lord be Thank it!

Peu de viande avons à manger,
Et la mangera qui veut,
Mais nous avons de la viande et pouvons la manger,
Que le Seigneur en soit remercié !

Le potage d’ouverture

Le repas commence par un potage traditionnel, et plutôt le « cock-a-leekie », une soupe rustique de poireaux et de poulet cuits dans un bouillon de volaille, épaissie d’orge perlé… avec des pruneaux émincés.

Cuillères reposées, il y a un moment de respiration. Pour un intense recueillement ? Mais ne voilà-t-il pas qu’arrive une autre soupière, mais d’argent celle-ci ! Elle passe de main en main et parfois quelqu’un y glisse une enveloppe. Je m’inquiète. Nous sommes en Écosse, terre d’une pingrerie réputée séculaire. Faudrait-il payer son repas ? Mais pas tout le monde. Mon questionnement devient si visible que mon voisin se penche vers moi et me glisse :
« Pas d’inquiétude ! C’est le recueil de propositions d’assistance pour des Écossais en détresse ! ».
Comme je le comprends mal, il prend l’accent anglais et y ajoute un air moqueur pour me confier :
« Le tip (pourboire) est une invention anglaise, pas écossaise ! Au XVIII ème siècle, un patron de pub de Londres-la-maudite eut l’idée de déposer sur le comptoir un pot devant un panneau avec l’inscription « To Insure Promptess » T.I.P. pour « Afin d’assurer la rapidité ». Les clients pressés y mettaient quelque pièce pour être servis plus vite. Le tip était né ! ». J’ai depuis vérifié et l’anecdote est vraie.


Je reprends donc confiance et m’apprête à vivre un moment intense : l’arrivée du haggis, l’indispensable haggis, héros de la soirée. Le plat national écossais, célébré par Burns dans son « Ode au haggis » :

L’arrivée de Maître Haggis

La présentation du haggis, c’est un cérémonial de table à la française : ordre strict pour une arrivée en grande pompe. Un joueur de cornemuse pour les réunions familiales, un bataillon pour les cérémonies officielles, vient à jouer « A Man’s a Man for A’ That » ou « Robbie Burns Medley » ou encore « The Star O’ Robbie Burns ». Tout le monde se lève : c’est l’arrivée du haggis !

Le met paraît sur un plat d’argent jusqu’à la table du maître de maison qui vient à réciter l’Ode au haggis. Arrivé au vers « His knife see rustic Labour dicht », l’orateur brandit un couteau qu’il aiguise. Quand s’achève le poème sur « An’ cut you up wi’ ready slicht », l’orateur soulève le haggis en signe de triomphe, sous un tonnerre d’applaudissements… et plonge le couteau dans le haggis, qu’il ouvre de part en part.

Fermer le ban. Toute la compagnie se rassoit afin de déguster le haggis, généralement servi avec une purée de pomme de terre et une purée de rutabaga. Arrosé de quoi ? Mais de whisky écossais !

Et chacun de goûter au met… dans une pure délectation de romantisme assumé pour certains. Goût prononcé de mouton, pour les autres ! Moment intense de communion avec les ombres du passé, des douleurs subies par l’occupation anglaise, des valeureux tombés dans le combat pour la liberté. Un recueillement qui fait penser au serment de la Pâque où l’exil fait dire « l’année prochaine à Jérusalem ». On n’est pas sans avoir déjà remarqué la ferveur de la Cheffe du Gouvernement écossais, Nicola Sturgeon, devant le haggis, les yeux baissés en tristesse avant de les relever comme transformée par la vision de l’espoir !

Et comme dessert moqueur : un Lord éméché, bien sûr !

Comme le plat est plutôt roboratif, on passe aux desserts, souvent un « tipsy laird » (lord éméché), une variante écossaise du « trifle ». En clair, un gâteau à étages superposés fait sur une génoise à la crème pâtissière avec des fruits, de la gélatine – pour rigidifier l’ensemble – et de la crème fouettée… le tout imbibé de whisky ou mieux de Drambuie ! Le Drambuie – « dram buidhe » ou boisson jaune – est une liqueur de whisky avec des épices et du miel de bruyère pour titrer un volume de 25°. Bref un digestif plutôt agréable, une invention de 1746 depuis l’île de Skye à partir de whiskies de 15 à 17 ans d’âge. Du « single malt » bien sûr ! Les « blended » sont pour les anglais et les continentaux qui n’y connaissent rien ! Amateurs de single malt Talisker, sachez que c’est la base du Drambuie !

Un autre dessert ? Pourquoi pas un « clootie dumpling », un pudding au torchon de lin cuit en le plongeant dans l’eau bouillante. Nous voici enfin à l’eau chaude en cuisine ! Néanmoins, un peu sec avec sa mélasse, sa cannelle et ses raisins secs sauf si on a remplacé le beurre par… la graisse de rognons de boeuf.

Le crime : finir par le fromage !

Curiosité pour un Français : vient ensuite le temps du fromage ! Généralement un « Dunlop » ! Rire contenu. C’est un fromage doux écossais, non caoutchouteux, produit à partir de lait de vache à Dunlop dans le East Ayrshire, la région de Burns. Une sorte de cheddar qui se mange seul avec un verre de whisky. Les Écossais d’Amérique du nord le mange avec des banniques, ces pains plats faits de la farine sans levain et de saindoux. C’est un emprunt à la cuisine amérindienne. La bannique, en langue atikamekw, c’est « pakwecikan », c’est-à-dire « prendre ses mains », symbolisant le fait d’en prendre un morceau. Historiquement, plat de base de l’alimentation des premiers colons européens ! Et toujours, du « uisge beatha » ou eau-de-vie, déformé en whisky par l’accent anglais dont l’oreille peinait à entendre du scots.

Vient le temps des discours et hommages

Le café est plus vite avalé – il s’est bien amélioré en cinquante ans d’adhésion à l’Union européenne – … que la longue et inépuisable série des remerciements, anecdotes haggissiennes et bons mots d’un humour toujours délicat à saisir. Chacun a pris son tour, convenu bien à l’avance.

Le repas achevé fait place à un chanteur ou un instrumentiste qui interprète une ballade de Robert Burns, genre « My Luve is Like a Red Red Rose », « Rantin’, Rovin’ Robin » ou « Ae Fond Kiss ». En intermède, des poèmes de Burns sont récités, tels que « A Man’s a Man for A’ That, To a Louse » ou « Tam o’ Shanter ».

Est-ce la fin ? On annonce la délivrance par une autorisation de quitter sa place… mais pas la cérémonie. On reste debout et on attend ! On attend un artiste qui sait faire durer le moment ? Un invité se dévoue – généralement tout aussi convenu à l’avance – et prend la parole pour exalter la vie et l’oeuvre de Burns. Il conclut par un toast « To the Immortal Memory of Robert Burns ». Le maître de maison le remercie et ajoute quelques commentaires. Terminé ? Que non ! Mais on peut se rasseoir.

Un autre invité prend la suite par un discours d’hommage aux « lassies » (les dames) qui ont préparé le dîner. En fait, une évocation malicieuse des femmes en général, ponctués de citations de Burns… avant de boire à la santé de ces femmes.

Alors, fini ? Mais non ! Les femmes ainsi visées répondent par un discours, en répliquant point par point et sur le même ton, avant de boire à la santé des hommes ! Retour à l’envoyeur !

Enfin, le maître de maison remercie ses invités. La compagnie se lève alors définitivement. Mais pas pour partir ! Les uns et les autres se tiennent mains dans les mains pour entonner en choeur un « Auld Lang Syne » qui clôt la soirée. Auld Lang Syne ? En scots : « Les jours d’antan » et pour les francophones « Ce n’est qu’un au revoir ». Une très vieille chanson écossaise connue en France depuis l’arrivée des régiments écossais au service du roi de France. Cette balade fut retranscrite par Robert Burns à partir de fragments anciens. Les musiciens reconnaîtront un des « Volkslieder », ces chants populaires ré-harmonisés par Beethoven dans son recueil des Douze chants écossais.

Vous avez la tête qui chavire ? C’est que vous accompagnez votre lecture d’un verre de whisky ! Un trou de mémoire ? Petit rappel mais la version française n’est pas la traduction exacte des paroles anglaises. Plutôt une adaptation pour conserver le rythme de la musique :

Should auld acquaintance be forgot
And never brought to mind?
Should auld acquaintance be forgot
And days of auld lang syne?
Refrain Refrain
For auld lang syne, my dear
For auld lang syne
We’ll take a cup o’kindness yet
For auld lang syne
We twa hae run about the braes
And pou’d the gowans fine
But we’ve wander’d mony a weary fitt ang syne.
We twa hae paidl’d in the burn
Frae morning sun till dine
But seas between us braid hae roar’d
Sin’ auld lang syne.
And there’s a hand, my trusty feire
And gie’s a hand o’ thine
And we’ll tak a right gude-willie waught
For auld lang syne.
And surely ye’ll be your pint-stowp
And surely I’ll be mine
And we’ll tak a cup o’kindness yet
For auld lang syne.

« Faut-il oublier les amis
ne pas s’en souvenir ?
Faut-il oublier les amis
les jours du temps passé ?
Refrain Refrain
Aux jours du temps passé, ami
Aux jours du temps passé
Buvons ensemble à l’amitié
Et aux jours du temps passé.
Nous avons voyagé tous deux
chaque jour d’un coeur léger
Tours et détours un long chemin
depuis le temps passé.
Nous avons galéré tous deux
du lever au coucher
Océans nous ont séparés
depuis le temps passé
Voici ma main ami fidèle
donne ta main à l’amitié
Et nous boirons encore longtemps
aux jours du temps passé.
Et tu offres le premier verre
et j’offre ma tournée
Buvons ensemble à l’amitié
Et aux jours du temps passé. »

Pour une représentation :

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