TROISIÈME PARTIE – Le Baron de Falkenhorst
Tout en haut d’un toit, avec ses deux garçons, Jacob le ramoneur guette fiévreusement le retour de la bonne Cigogne. «Tiens-toi bien, mon petit Frantz…, ne pleure donc pas, Gaspard ! Tu ne partiras pas, je te dis. C’est lui, c’est ce méchant major à qui on va faire repasser le Rhin !. » Et, tout à coup, le bras levé vers une jolie tache blanche qui grandit dans le noir du ciel: « La voilà, garçons, la voilà !. O bonne mère Cigogne, venez vite ! »
C’est une terrible affaire qui arrive au père Jacob. L’illustre major baron Falkenhorst [nid de faucon, pour l’aigle allemand], un des gros bonnets de l’armée d’occupation, ne s’est-il pas mis en tête de lui prendre l’aîné de ses fils [les Alsaciens, devenus allemands, sont soumis à conscription] comme élève-tambour au 901e Poméranien ! La mère Jacob a prié, pleuré ; le major ne veut rien entendre. Il est têtu comme un âne, ce major, un âne pédant, méchant, blasonné, écussonné, portant autour du cou, en guise de sonnailles, un tas de croix volées qui trinqueballent quand il marche.
Mais c’est au champ de manoeuvre qu’il faut le voir, le sang aux yeux, l’écume aux dents, criant, sacrant [jurant], tombant sur les pauvres recrues à coups de pied, à coups de poing, à coups de plat de sabre !
L’idée que son garçon sera livré à cette sale bourrique met le père Jacob au désespoir. Heureusement la bonne Cigogne est encore en ville pour quelques heures.
La place d’armes, le matin. Sous l’oeil redouté de leur chef, trois mille hommes manoeuvrent comme une seule marionnette, fronts déprimés, regards vides, tous leurs mouvements à angle droit.
Le major, l’épée haute, commande au milieu de ses officiers émerveillés comme lui des puissants effets de la schlague [châtiment à coups de baguette], bien plus surpris encore de voir leur illustre chef s’enlever brusquement dans les airs. « Major. Eh bien !. Major ! » Il est déjà très haut, très loin, et dans la brume rose du matin, voit son 901e Poméranien comme une boîte de soldats de plomb répandue sur le champ de manoeuvre.
Plus haut que les plus hautes sapinières, par-dessus les vieux burgs ébréchés, et la flèche brodée des cathédrales, la cigogne descend le Rhin, chargé de son major. L’air est vif, le ciel resplendit. Dans les tavernes du bord de l’eau, on boit le vin du Rhin, l’omelette au jambon fumé sur les terrasses. Le nez du major s’émeut de cette odeur de friture, qui monte jusqu’à lui, avec des chants, de rires, le sifflet des paquebots. Il veut descendre, là, tout de suite, et de sa voix des grandes manoeuvres commande : « Halte !. Halte donc ! ».
L’oiseau continuant sa route, il essaie de le frapper avec son sabre. Ce tourbillon de bras et d’ailes, qui s’agite dans le ciel, cause un vif émoi sur les deux rives.
Le major jure mort et damnation : il bouffe, il râle, ses yeux s’injectent. La bonne Cigogne craint de le voir mourir d’un coup de sang; elle ouvre le bec. Le major tombe dans le fleuve, de si haut, si lourdement, que le bruit de sa chute a retenti jusqu’à Cologne et que les terrasses riveraines ont été toutes inondées.
Entraîné par ses croix, ses bottes, ses épaulettes d’or, l’homme de guerre s’affale au fond de l’eau et s’y débat lourdement, comme une langouste dans sa carapace. Les carpes du Rhin, très étonnées, virent tout autour avec leurs yeux vitreux, leurs nageoires silencieuses. A la fin, le jugeant plus raisonnable et suffisamment rafraîchi, la bonne Cigogne pique une tête et le repêche par la boucle de son ceinturon.
Troisième position du major. Dans ce paquet fangeux, dans cette loque ruisselante, râlante, éternuante, qui pourrait, ô Germania, reconnaître un de tes hauts barons, le mieux astiqué de tes militaires ? Pendant cinq minutes, mère Cigogne l’essore, le secoue, puis reprend sa route vers Mayence, où caserne le dépôt du 901e Poméranien.
C’est jour de tir au polygone, feux de file, feux de salve, un nuage de poudre déchiqueté d’éclairs roses. « A moi, le 901e !… » hurle le vieux major, qui reconnaît ses hommes alignés sur deux rangs, leurs gestes en équerre, et l’officier derrière, raide comme un bâton de caporal. « A moi, le 901e !… » A ce cri tombé du ciel, les soldats lèvent la tête, distinguent dans la buée une masse noire qui s’agite sous du blanc. « Un ballon c’est un ballon !. » Et comme depuis le siège de Paris l’ordre est donné de tirer sur les aérostats, M. le Hauptmann [capitaine] commande: « En joue, feu !. à la nacelle !. »
Hurrah! La nacelle a tout reçu et tombe, criblée de balles, au milieu du polygone.
Pendant que la cigogne se sauve, le major expire parmi les siens, avec la joie de voir qu’au 901e les règlements sont très respectés.
« Cla. Cla. Cla ! » C’est le départ. Claquant du bec, battant de l’aile, les cigognes, frileuses et serrées, s’envolent en long triangle blanc sur le ciel bas chargé de neige.
Du haut de son échelle à crampons, Jacob le ramoneur agite son chapeau en signe d’adieu : « Revenez-nous bientôt, bonnes cigognes justicières. En voilà trois de partis, mais il en reste encore cent quarante-cinq mille six cent cinquante-quatre à déménager !.» Et la mère Cigogne, qui tient la tête du triangle, lui répond de loin :
«Sois tranquille, mon père Jacob. nous reviendrons l’année prochaine; et s’ils sont encore là, cette fois nous nous y mettrons toutes ».
Là-dessus, le ramoneur reprend sa besogne, et la ville s’endort au bruit joyeux de sa raclette, alternant avec la clameur lointaine du blanc troupeau.
Cla. cla. cla !.
Cra. cra. cra !.
Cla. cla !.
Cra. cra !.
Cla !.
Cra !