Le chien de Bretten

Sur une route historique

Passionné d’automobile, j’aime à parcourir les itinéraires emblématiques de cette industrie qui, par moment, frise le grand art. En Allemagne, c’est surtout une invitation à emprunter les petites routes de dégagement des pays de Bade-Wurtemberg et de Bavière. C’est ainsi que, par un frais printemps, je me retrouvai sur la « Bertha Benz Memorial Route », une belle route touristique à thème du Bade-Wurtemberg. Au pays des vins du Pays-de-Bade, c’est l’itinéraire authentique emprunté par Bertha Benz : celui du premier vrai voyage automobile de l’histoire. Il suit plusieurs voies romaines dans la plaine du Rhin avant d’entrer en Forêt-Noire. Je remarquai que « tout foutait le camp » : le panneau était écrit en Anglais ! Comme maintenant la Deutsche Welle sur les chaînes télévisées internationales !

Partant de Mannheim (ici son château), il atteint Luisenpark (là son château d‘eau), puis Ladenburg (avec son Automuseum Dr Carl Benz et sa maison de famille dans la vieille ville), et Heidelberg (qui a aussi son château et sa vieille ville), fait une pause à Wiesloch (lieu de la première station service du monde, une pharmacie), Bruchsal (avec encore son château), pour reprendre vers Pforzheim (et son Musée des Bijoux, Bretten (et sa maison de Melanchthon), avec, pas loin, le Monastère de Maulbronn (où étudièrent Johannes Kepler, Friedrich Hölderlin et Hermann Hesse), poursuivre pour Hockenheim (son musée automobile et son circuit) et pour finir à Schwetzingen (avec encore un dernier château).

En 1886 à Mannheim, le docteur Carl Benz invente la Benz Patent Motorwagen, première automobile propulsée par un moteur à explosion (Brevet n° 37435)… mais personne ne veut l’acheter. Carl est un génie mais pas un commerçant. Début août 1888, en catimini, avec ses deux fils aînés, la femme de l’inventeur prend les commandes d’une « Patent Motorwagen No. 3 » pour rejoindre Mannheim à Pforzheim : 104 km !
Officiellement, c’était pour voir sa mère, mais en vérité c’était pour montrer à son frileux mari qu’il fallait maintenant construire des arguments de vente : démontrer à quoi sert cette invention ! Le mâle génie n’aurait rien été sans l’obstination pratique de sa femme ! (le cas n’est pas isolé). Elle plongea plusieurs fois dans la mécanique, dépanna l’alimentation avec une épingle à cheveu et remplaça plusieurs fois les patins des freins. Pour le retour, Bertha joua la prudence, évita les montagnes escarpées, et suivit le Rhin pour retourner à Mannheim.

Sur ce chemin, parfois bucolique, parfois industrieux, une rencontre curieuse : Bretten. En 1497 y naquit Philipp Melanchthon – le complice de Luther – dans la maison de son grand-père Johann Reuter sur la place du marché. De mes notes, le vent m’en prend une et un descendant de Huguenot me la rapporte ! Ses aïeux, épuisés, ne purent rejoindre le nord de l’Allemagne où les attendaient d’autres protestants de son village des Cévennes. Il parle encore le français. Nous conversons et, brasseur de son état, m’invite à son Biergarten. Et il me conte l’histoire suivante, d’un de ses ancêtres – plus récent celui-là – lors de l’occupation française des états allemands pour former la France des 130 départements. Après m’avoir servi une bière dans une chope de grès à clapet, il ouvre un maroquin plus récent que les feuillets qu’il contient. C’est la relation, en français, d’une autre rencontre du Bürgermeister de l’époque, son aïeul au temps du Premier Empire, alors à son apogée. Le Roi de Rome venait de naître mais le conflit avec le Pape faisait rage et les récoltes s’annonçaient catastrophiques. Un militaire français arrive à Bretten et c’est le début d’une autre aventure…

Un de ses descendants du militaire, de passage en ville, en 1947, cherche la famille du maire de l’histoire, la trouve au cimetière et, quelques années plus tard lui remet un fac-similé de fort belle facture, du mémoire de son propre aïeul. Mais lisez plutôt…

Une histoire héraldique

En 1811 je quittai la grande armée, éparpillée dans tous les royaumes et principautés d’outre-Rhin, et poussé par une feuille de route que j’avais en poche, je me dirigeai sur l’Espagne pour y rétablir les affaires de don Joseph, opération dans laquelle j’eus fort peu de succès, comme vous savez bien. Chemin faisant, j’arrivai à Bretten, petite ville du grand-duché de Bade.
Je me présente à la rathhaus (la mairie) pour y demander le classique billet de logement, et là je trouve le bourgmestre causant, ou, pour mieux dire, se disputant avec un de ses administrés. Ces deux messieurs se disaient de fort gros mots allemands, et chacun sait que les gros mots sont plus gros en allemand qu’en français.

Le bourgmestre parut content de voir un étranger, qui le délivrait d’un tête-à-tête désagréable. Il congédia son homme, qui sortit de fort mauvaise humeur. Bientôt après celui-ci rentra. Monsieur, lui dit-il, je vous ai servi fidèlement; et jamais le proverbe du pays ne fut plus vrai qu’aujourd’hui : il m’arrive la même chose qu’au chien de Bretten.
On a mis son portrait dans les armes de notre ville ; vous-pourriez y ajouter mon nom.
Ces paroles furent inintelligibles pour moi ; comme elles le sont probablement pour vous. En promenant mes yeux dans la salle, je vis sur une muraille enfumée l’écusson armorié de Bretten : il représentait un chien sans queue [il a changé depuis]. – Diable me dis-je, est-ce qu’on a coupé quelque chose à cet homme ?
Mon brave Médor [nom du soldat sarrasin qui épouse Angélique, personnage du Roland furieux de L’Arioste de 1516], qui fit avec moi toutes les campagnes de Napoléon, était là, bon chien, brave animal, fort laid du reste, car il n’avait absolument rien au derrière : sous ce rapport, il ressemblait beaucoup à un chevreuil. La personne qui jadis lui fit l’amputation ordinaire passa la pelle rougie trop près des reins, et Médor, se trouva sans queue.

– Monsieur l’officier, me dit le bourgmestre, votre chien est exactement semblable à celui de notre ville.
– C’est vrai. Si celui que je vois peint sur ce mur n’était pas si vieux, on pourrait croire que le peintre a pris Médor pour modèle.
– Vous êtes chasseur ?
– Oui, monsieur.
– Votre chien est bon ?
– Excellent.
– J’espère qu’il ne lui arrivera pas comme au chien de Bretten, ou du moins quelque chose d’équivalent ; car il a déjà la queue coupée.
– Trop coupée.
– C’est vrai.
– Monsieur le bourgmestre, voilà déjà deux fois que j’entends parler de cette pauvre bête ; je serais bien curieux de savoir son histoire.
– Rien n’est plus facile ; je vous la raconterai.
– Je vous écoute.
– Mais dans ce moment vous êtes fatigué ; vous avez plus besoin d’un bon dîner que de mon bavardage. Vous logerez chez moi, je suis chasseur, et j’aurai du plaisir à héberger un confrère.
– Je vous remercie, et j’accepte.
– Veuillez vous rendre chez moi ; ce petit garçon va vous conduire. J’ai ici quelques ordres a donner ; dans une demi-heure je rentrerai ; nous dînerons, et en attendant, ma femme vous recevra du mieux qu’il lui sera possible.
– Je pars, et je vais vous attendre.

Quand je fus dans la rue mon guide me dit « Monsieur, en voyant votre chien, on croirait que vous avez volé celui qui est peint sur les armes de la ville ». Les femmes, les hommes, les enfants que nous rencontrions s’écriaient sur mon passage : –Tiens, regarde, voilà le chien de Bretten, le chien de la ville, c’est notre chien ressuscité. Je n’entendais que ces mots : Der Brettens Hund, der stadts hund, unser Hund, etc..

Arrivé à la maison du bourgmestre, je fus très bien accueilli par sa femme, qui, en voyant Médor, poussa un cri – der Brettens Hund ! et puis elle interrompit son exclamation allemande par ces paroles françaises.
– J’espère, monsieur, qu’il ne lui arrivera pas comme au chien de Bretten. D’ailleurs, il n’a point de queue.
– Madame, depuis une demi-heure que je suis dans votre ville, je n’entends parler que du chien de Bretten. Monsieur votre mari m’a promis de me raconter cette histoire, et je vous avouerai franchement qu’il me tarde beaucoup de la connaître.
– En ce cas je lui laisserai ce plaisir ; elle n’est pas longue. Ici et dans les environs, tout le monde la sait par coeur : le plus petit enfant vous la répéterait.

Bientôt après, le maître de la maison rentra. Nous nous mîmes à table : le dîner, très-bon, me fut offert avec cette franchise allemande, avec ces manières patriarcales qui l’auraient fait trouver excellent quand même.
– Parlons un peu de ce fameux chien de Bretten, dis-je à mon hôte dès que l’on apporta le dessert.
– Voici son histoire. Elle est fort ancienne, car le proverbe que vous avez déjà entendu répéter plusieurs fois se trouve dans de vieux livres. Fischart, qui écrivait vers le milieu du seizième siècle, le cite. Dans tous les pays voisins, lorsqu’on veut parler d’un homme qui n’a pas été récompensé de sa fidélité, on dit : « II lui arrive la même chose qu’au chien de Bretten ».

« Autrefois il existait dans cette ville un habile chasseur, dont le chien était admirablement dressé. Cet aimable animal avait toute l’intelligence possible ; il ne lui manquait vraiment que la parole articulée, car avec sa queue il savait fort bien se faire comprendre. Au champ, il guettait, arrêtait, rapportait le gibier ; à la ville, il faisait les commissions de son maître. Le chasseur lui mettait dans la gueule un panier contenant de l’argent et des petits carrés de papier, où il demandait au boucher, au boulanger, ce qu’il voulait pour sa journée. Le chien trottait, et rapportait fidèlement les provisions sans jamais se permettre d’y toucher. Il connaissait les noms et l’adresse de tous les amis de la maison, de tous les ouvriers qu’on y employait. –Va chercher M. Untel,– lui disait le maître, et le chien allait droit à l’homme désigné sans se tromper, lui parlait à sa manière, le tirait par l’habit, et chacun savait ce que cela voulait dire.
Toute la ville connaissait cet aimable chien ; tout te monde cherchait à le caresser, à lui donner quelque friandise ; enfin c’était le chien de Bretten.

Un jour !e chasseur envoie son commissionnaire chez le boucher. Il faut vous dire d’abord que celui-ci, catholique zélé, observait avec rigueur les jeûnes et abstinences ; le maître du chien était protestant.
L’animal arrive tout joyeux et donne son billet, par lequel on demandait une saucisse. Un vendredi s’écrie le boucher, et quatre temps encore ! Un vendredi ! Une saucisse ! Il devient rouge de colère, et, furieux, il saisit le chien, lui coupe la queue et la met dans le panier.–Tu veux de la viande, dit-il, en voilà !
Le pauvre chien, tout saignant, tout honteux, rapporte le panier à son maître, s’étend sur sa litière et meurt ».

« Vous devez facilement concevoir le désespoir du chasseur : il sortit de chez lui tout armé ; il voulait tuer le boucher. Heureusement celui-ci parvint à s’échapper de la ville, car tous les bourgeois, toutes les femmes, tous les enfants avaient juré de venger le chien. D’une voix unanime, le lendemain, on décida que, puisqu’on ne pouvait pas rendre la vie à cet animal, il fallait mettre son portrait dans l’écusson de Bretten.
– C’est peut-être à cause de cela, dis-je au bourgmestre, que nous avons adopté la coutume de couper la queue à nos chiens d’arrêt.
– C’est possible ; mais on dirait que celle du vôtre fut coupée par le boucher de notre ville ».

Si l’histoire est plutôt triste pour le chien, elle évoque néanmoins que les guerres de religion ont aussi touché les états allemands. De temps en temps encore, des querelles entre clochers catholiques et protestants émaillent la vie des campagnes, surtout au sud du pays.

Après un repas commun, je pris congé du brasseur-paléographe (l’écriture de l’époque n’est pas aisée à déchiffrer), mais pas pour longtemps car nous nous retrouvions une nouvelle fois, sur le circuit automobile de Hockenheim : il participait à un rallye historique de Mercedes qui s’y achevait là ! Souvenir de la piste d’essai du constructeur…

Patrick DESAINT
Patrick DESAINT

Membre éminent de l’ARAI, Patrick DESAINT est un fervent Europhile qui passe beaucoup de son temps à Bruxelles

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