Les Cigognes – Chapitre 1- Jacob le Ramoneur

Une fois pour en faire une coutume ? Ce billet s’adresse aussi à nos petites têtes blondes. Si elles y verront le triomphe du bien sur le mal, ou plutôt de la bienveillance sur la méchanceté, et après bien des péripéties, les plus grands y retrouveront la dualité franco-allemande.
Ce choix n’est pas innocent : pas celui d’une célébration ni d’une commémoration douloureuse, mais un écho au cent-cinquantième anniversaire d’un traité qui mit fin à une nouvelle guerre franco-prussienne. Alors que le Second Empire français s’écroulait, renaissait celui d’une Allemagne triomphante dont la morgue poussa jusqu’à sa célébration (18 janvier 1871) dans le Versailles d’une puissance déchue.
Ces événements ne disent plus grand chose aux très jeunes générations ; mais ils évoqueront pour les aînés qui se piquent encore d’une histoire plus ancienne que les engouements furtifs des réseaux sociaux, une douleur de ceux qui avaient perdu leur terre natale, l’Alsace. Ceux qui ressassaient « Y penser toujours, n’en parler jamais ! » et attendaient une revanche qui sera encore plus funeste. Une occasion aussi pour des parents d’aujourd’hui de faire une lecture dirigée à quatre mains.


Ce récit a une naissance. Chaque année, vers l’automne, l’illustrateur Fundt fait un pèlerinage à son Alsace.
Depuis douze ans, déjà, il sait quelles mélancolies l’y attendent, et, cependant, toutes les fois, à mesure qu’il approche du pays, il se sent gagné par une illusion que prolonge la magie des souvenirs. Il entend les bons rires alsaciens du temps où l’on riait encore là-bas; il voit les fraîches et gaies figures des enfants d’avant la guerre, alors que les mères ne pleuraient pas. Il entend aussi des airs de bravoure à la française qui sonnent comme l’appel d’un clairon lointain ; il voit trois couleurs éclatantes qui flottent au soleil avec les fiertés du drapeau.
Puis, brusquement, l’illusion se dissipe: l’étranger n’est pas parti ! Qui donc nous délivrera de ces gens-là ?
— Les cigognes [symbole de l’Alsace] et les ramoneurs [qui ont fort à faire, les cigognes nichant sur les cheminées], lui a dit son neveu.


Et de cette réponse naïve est née une histoire naïve, dédiée au fils cadet d’Alphonse Daudet, le petit Lucien. Piccolo – c’était le pseudonyme d’Alphonse – a mis des points et des virgules à la prose du peintre, en y ajoutant le coloris de son style. Une époque de douleurs aujourd’hui révolue depuis l’improbable réconciliation, aujourd’hui en actes.

Au terme du récit, avec le recul de l’histoire, on ne peut que mesurer le parcours accompli pour une entente apaisée mais qui doit se conforter encore, jour après jour, pour ne pas dérailler sur les chaos d’enjeux superficiels ou… de chauvins calculs.

PREMIÈRE PARTIE – Jacob le Ramoneur

Cla ! Cla ! Cla ! Claquant leurs longs becs, secouant leurs ailes sèches sur la ville endormie, les cigognes viennent d’arriver, et la pente du toit où elles se serrent et s’échelonnent toutes blanches dans la nuit semble une tombée de neige au flanc d’une noire montagne. Elles resteront là trois jours et trois nuits, les bonnes cigognes, le temps de se reposer et de saluer leurs connaissances, puis feront trois fois le tour de la ville et s’envoleront vers l’Afrique, triangulairement.
« Cra. cra. Cra !. » c’est la raclette du père Jacob en train de ramoner, pour l’hiver qui approche, la cheminée du toit où les oiseaux blancs sont descendus. En le voyant surgir comme un diable d’une boîte, avec son grand chapeau, son échelle, son balai à suie, les cigognes se sont mises à rire, bien contentes. « Tiens, voilà le père Jacob !. », car elles font bon ménage avec les ramoneurs, de gros oiseaux noirs qui perchent, comme elles, sur les toits. Mais Jacob n’a pas le coeur à rire, lui, cette année, « Ah ! mes pauvres cigognes, il nous en est arrivé, des affaires, depuis vous… » Et tout bas, dégonflant son coeur, il leur raconte comment les mangeurs de saucisses ont passé l’eau [Rhin], et se sont installés dans le pays, écrasant tout sous leurs grosses bottes.

Parmi ces méchants, il en est un à qui le père Jacob en veut plus qu’à tous les autres. C’est un grand rouge, le lorgnon dans l’oeil, une petite casquette sans visière [typique de l’uniforme du simple soldat prussien], et une pipe en faïence qui n’en finit plus. Ça s’appelle Rodolphe et ça se dit étudiant, si c’est étudier que de boire des chopes tout le jour dans les brasseries, et la nuit de s’en aller par les rues, criant, chantant, cognant les portes, avec une haute dague luisante et des chiens danois mauvais comme des loups.

Et voyez le sort ! C’est sous la croisée [fenêtre] du père Jacob, devant la boutique qui a pour enseigne un homme de fer, que ce gueux de Rodolphe et ses camarades se donnent rendez-vous. Aussi madame Jacob ne dort plus, ni le petit Jacob qui vient d’être si malade. « Tenez ! L’entendez-vous le bandit ! Voilà qu’il recommence son vacarme… Ah ! Canaille ! Attends moi… J’arrive ! »
Toutes les cigognes se penchent, se bousculent, allongeant leurs becs au bord du toit ; et la mère Cigogne, la plus sage et la plus forte, celle qui vole en tête du troupeau, commande aux autres: « Restez là. je m’en vais voir ce qui se passe. » Mais, comme le ramoneur a pris au plus court par le tuyau de tirage, quand elle arrive dans la rue, la bataille est déjà engagée, tous les voisins aux fenêtres avec leurs lanternes. L’étudiant a sa dague, mais Jacob a son balai dont il se sert si dextrement, que le grand rouge a la joue toute barbouillée de suie. Furieux, Rodolphe prend sa dague à deux mains et va fendre comme une citrouille le crâne et le chapeau du ramoneur, quand on entend un cri terrible : « Mein Gott ! » et le bruit d’une épée qui dégringole sur les pierres.

Que s’est-il passé ? Où est Rodolphe ? Une patrouille à lourdes bottes, accourue tardivement, a beau fouiller, promener ses falots [grosses lanternes] à tous les coins du carrefour : l’étudiant a disparu, on ne trouve plus que sa rapière. « Mein Gott !… Mein Gott ! …» murmure une voix lointaine qui a l’air de venir du ciel. Toutes les têtes, tous les falots sont en l’air ; et bien haut, dans un rayon de lune, on voit monter uelque chose de blanc. C’est la mère Cigogne qui s’envole, emportant Rodolphe sur son dos.

L’air est frais au-dessus des nuages, et la vue encore plus belle qu’au sommet du Veterhorn et de la Jungfrau. L’étudiant dégrisé, s’agrippe au cou de sa monture, qui va plus vite que le vent. Où le mène-t-on ?
Timidement, il risque un oeil, et parmi les nuées roses, vertes, orange, lamées d’argent que le jour levant colore et remue, il voit tout en bas, et déjà bien loin derrière lui, le Rhin comme une floche [ruban] de soie verte, puis des forêts, des champs, des toits, et maintenant des clochers, des tours, tourillons, clochetons, Nuremberg, la ville gothique où il étudiait avant de passer l’eau.

Et voici, tout près de la ville, en haut d’une montagne, la taverne du Sclossberg, une brasserie romantique taillée dans les ruines d’un vieux burg [château]. C’est le lieu de réunion des étudiants, et malgré l’heure matinale, leur doyen Tebaldus, assis sur la terrasse, en est à sa trentième chope, à sa quarante-quatrième pipe. Ici, la mère Cigogne, qui s’est brusquement rapprochée de terre, désarçonne son cavalier d’un coup d’aile. «Vous voilà chez vous, jeune homme !». Rodolphe, pâle et fripé, des yeux de pendu, tombe sur ses pieds au milieu de la terrasse. « Bonjour, Rodolphe !. » dit le placide Tebaldus ; et sans s’émotionner davantage, il frappe la table de sa grosse pipe.
« Garçon, un moss [mousse, pour dire bière] et des saucisses !.

Une mauvaise nuit est bientôt passée. Heureux de se retrouver au milieu des siens, en face de ce paysage romantique et de ces délicieuses charcuteries, Rodolphe entonne, le verre en main, avec ses camarades, le « Gaudeamus igitur [gratuit]… Réjouissons-nous pendant que nous sommes jeunes ». Plusieurs de ces jeunes gens ont quarante ans sonnés et mangent leurs saucisses d’un seul côté de la bouche, n’ayant plus de dents de l’autre côté. Rodolphe, lui, reposé par sa course aérienne, présente un bel échantillon de la jeunesse allemande; mais il porte sur sa figure les traces de sa lutte avec le ramoneur. Tebaldus le plaisante, Rodolphe prend la mouche [se fâche]. Il faut s’aligner.

Dans la salle d’armes du vieux burg, les deux adversaires sont en présence, tout le corps rembourré, plastronné, un bout de figure à l’air, pour recevoir les balafres [vieille tradition étudiante en Allemagne, de règle pour les officiers].
« A moi, touché ! »
La grande latte de Tebaldus a fait trois écorniflures sur la joue de Rodolphe. Avec un
peu de taffetas anglais, il n’y paraîtra plus demain; mais quelle belle photographie à donner à Gretchen [prénom féminin générique pour petite amie], et comme ce sparadrap arrive bien pour masquer le coup de balai du ramoneur !

Le voilà maintenant qui ronfle, ivre-mort, dans la cave du Sclossberg, le fameux tonneau, le plus grand tonneau de la terre [Cf. autre billet sur le tonneau de Heidelberg], lequel contient cinquante-trois mille litres de bière brune, et porte en sautoir les portraits des plus solides buveurs de l’Université d’Heidelberg.
Courage monsieur l’étudiant, Eia, age, puer ! [Oh, viens mon garçon !] Encore quelques agapes de ce genre, et votre image, clouée au tonneau d’honneur, rayonnera parmi les plus grands noms de la patrie allemande ! Ce jour-là, vous bénirez la bonne Cigogne qui vous a ramené chez vous, franc de port, et rendu à vos intelligentes études.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *