DEUXIÈME PARTIE – Le Garde-Chasse Waldmann
Sa besogne finie avec le jour, à la pâle clarté qui rôde encore dans le ciel, Jacob le ramoneur est en train de lire son journal, et parle tout haut, très fort, comme les personnes en colère.
« Oh ! Ce Waldmann !… Ce Waldmann !… Voilà qu’il recommence ses avanies au pauvre monde !… La mère Cigogne qui écoute de tout son bec allongé, comprend qu’il s’agit d’un très méchant garde-chasse du Schwartzwald, domicilié maintenant de ce côté du fleuve, au carrefour des Quatre-Jumeaux, où il vit seul et redouté comme un ogre. Et le père Jacob indigné demandant : « Qui nous délivrera de ce bandit ? — Moi ! » répond la bonne Cigogne vengeresse.
Le garde-chasse n’est pas chez lui. Mais les petits vitraux de plomb de sa maisonnette, au milieu des bois, s’entrebâillent juste à point pour donner à mère Cigogne le signalement du personnage. Trois portraits pendus à la muraille nous le montrent sous trois aspects. De dos, Monsieur le garde-chasse est carré ; on dirait une armoire ; de face, il bedonne et roule : c’est un muid [ici : tonneau]. Mais admirez surtout, entre les bois d’un dixcors [cerf âgé de sept ans] qui l’encadrent, cette hure [tête] farouche, ce cuir dur, ces poils blancs de sanglier, cela c’est le vrai Waldmann, qui fait mourir de peur les petits enfants et les vieilles femmes, rien qu’en leur montrant son habit vert et ses boutons de corne. Au-dessous du portrait, la blague et la pipe de l’ogre, en trophée. Au-dessus, une ancienne gravure qu’on trouve dans toutes les maisons forestières : les funérailles d’un garde-chasse porté en terre par des cerfs, entre deux haies de lapins. La vue de ce tableau suggère une bonne idée à mère Cigogne.
Cinq heures du matin, dans la forêt. Le soleil levant allument les taillis, argentent les fûts des hêtres, chauffent les nids frileux trempés des larmes de la nuit. Un frisson de réveil court entre les branches ; les sources, les couvées chuchotent, mais tout bas, craintivement ; car le terrible Waldmann mène sa forêt comme une caserne ; à telle heure : réveil, à telle autre : musique, lustrage des plumes,— et pour la moindre infraction au règlement : fusillé !. C’est pourquoi ce pauvre petit chevreuil, sorti du dortoir avant l’heure disciplinaire, avance ses pattes fines, une à une, sur la mousse et dresse au moindre bruit sa jolie tête effarouchée.
Chut !. Les feuilles remuent, quelque chose de blanc luit dans la broussaille. La barbe du vieux Waldmann, bien sûr !. Et le chevreuil épouvanté détale de si bon coeur, que mère Cigogne, à l’affût de son garde-chasse, rit toute seule, en faisant claquer son grand bec. Le chevreuil parti, elle reprend l’affût, le nez long, l’air méditatif, guettant des pas mystérieux qui s’approchent des deux côtés du bois.
A gauche, c’est une file lamentable de loques, de pieds nus déchirés aux ronces, de figures tirées, affamées, de petits yeux luisants et peureux sous une charge de bois mort : le vieux Rippert et ses petits-enfants qui reviennent de la maraude. A droite, le baudrier vert, le chapeau tyrolien à plume de gelinotte, la barbe bouffante et fumante de l’ogre qui a flairé la chair fraîche et s’apprête à sauter dessus.
Hola ! Wer da ? Qui va là ? Halte-là !
— Grâce ! Grâce Monsieur Waldmann !
— Le bois de l’Empire ! Himmel sacrement [Sacrement céleste]. Voler le bois de l’Empire !… Vite, en prison… Jugés, fusillés, décapités, pendus… Le bois de l’Empire !
— O monsieur le garde-chasse, je vous prie à genoux, à deux mains jointes. si vous saviez comme on a du mal. Je suis le vieux Rippert. J’ai tout perdu pendant cette guerre. mon fils mort, ma maison brûlée. C’est pour les petits que je vous demande pitié !
— Non, non, pas de pitié !. Debout, suivez-moi. En avant, marche ! Himmel sacrement ! ou je vous fusille tous trois, au pied de ce sapin !
C’est qu’il le ferait comme il dit, le misérable ! Mais la bonne cigogne est là qui veille, et le voyant armer son fusil, se jette sur lui, le bec en avant… « Cla… Cla… Cla !… », et vous l’empoigne par le plein de son corpulent haut-de-chausse.
Dire la joie, la stupeur de Rippert et de ses petits ! Ils fermaient les yeux pour recevoir la mort, et voient, en les rouvrant, le garde-chasse qui s’envole, son fusil au poing, avec deux grandes ailes blanches dans le dos, tout ce qu’on aperçoit de la cigogne. L’ogre changé en ange !. Waldmann qui remonte aux cieux !. Les pauvres gens en restent à genoux, les bras levés, priant, bénissant Dieu et cette forêt miraculeuse.
Mais, parlez-moi d’une bonne mère Cigogne pour faire de la route en plein ciel ! Son garde-chasse au bec, elle va, coupe le vent, franchit en quelques brassées d’ailes les bois, le fleuve, la montagne, et plane maintenant au-dessus de cimes vertes que déchire de place en place la tour démantelée d’un vieux donjon, le balcon en bois découpé d’un chalet d’opéra-comique, et l’étain d’un lac immobile, et l’écume argentée d’une cascade. « Himmel sacrement ! c’est le Schwartzwald », murmure le garde-chasse; et d’en bas, les cerfs, qui l’ont reconnu, poussent vers le ciel une bramée d’épouvante: « Miséricorde !… Voilà monsieur Waldmann ! »
Cla… Cla… Cla !… La cigogne a lâché son homme, et si adroitement, qu’il tombe au milieu des cerfs, s’embroche sur leurs andouillers. Ils n’ont plus qu’à le porter en terre, avec les honneurs dus à son rang. Comme sur l’image populaire, les petits lapins font la double file, un chevreuil bat du tambour, et les gros coqs-faisans sonnent la marche funèbre.
Les outils manquant pour creuser la fosse, ils l’ont jeté au fond d’un ravin. Les branches d’un genévrier ont servi de goupillon ; et le torrent qui passe là s’est chargé de l’eau bénite. Finalement, un vieux dixcors s’avance au bord du trou, et dans le mélancolique jour tombant, prononce quelques paroles… « Bonne nuit, monsieur Waldmann ! Le sommier est dur, l’oreiller humide; mais, fût-ce au creux d’un ravin, sur un lit de pierres coupantes, rien ne vaut pour dormir le sol de la patrie allemande ! Vous êtes chez vous, monsieur le garde-chasse. Dormez bien ! »