Issue jusqu’à un certain point des théories européennes, la Révolution française aurait peut-être pu créer une Europe si elle n’avait commencé par bouleverser, en France, l’ancien ordre établi.
Déclarer la paix au monde comme on le fit en 1792, en envoyant les armées au-delà des frontières et en jetant en défi aux trônes la tête d’un roi de droit divin était une déplorable méthode pour convaincre les souverains européens que l’heure était venue d’une entente générale susceptible d’assurer la tranquillité du continent.
Si la Révolution avait été militairement vaincue dès ses débuts par les monarchies, il est probable que tous les rêves d’Europe se seraient effondrés en une consolidation des puissances existantes.
Mais, forte des anciennes armées royales, non seulement la Révolution vola de victoire en victoire et multiplia les annexions, mais elle plaça à sa tête l’un des hommes les plus remarquables de tous les temps, auquel les circonstances accordèrent une importance européenne dépassant peut-être celle de Charlemagne.
Cet homme a cru à la possibilité d’une Europe française, mais, au soir de sa carrière, il a reconnu s’être trompé sur les moyens à employer :
— Je voulais dompter l’Europe par la violence. Aujourd’hui, il ne faut la convaincre que par les idées, soupirait Napoléon à Sainte-Hélène.
C’est comme Premier Consul que Bonaparte a pris la mesure modifiant le plus la contexture de l’Europe : le fameux Recès de 1803 [procès-verbaux des anciennes diètes germaniques], réduisant les États allemands de 360 à une cinquantaine, préparait à la fois l’unité allemande et sonnait le glas de l’Empire romain germanique, vieux de plus de huit siècles.
L’idée européenne et révolutionnaire
Appelant le pape à son couronnement, Napoléon se désignait comme le fédérateur de l’Europe avec d’autant plus de précision que l’empire de Byzance n’existait plus, que la Russie était extra-européenne et que l’Empire romain germanique venait de se lézarder.
Pour accentuer la lézarde, le nouvel empereur d’Occident vint ceindre la couronne de fer des rois lombards. Puis il plaça des souverains à sa botte sur une partie des trônes européens.
En imposant le Code français, en envoyant des fonctionnaires français dans les territoires occupés ou asservis. Napoléon avait poursuivi la plus grande tentative de fédération européenne de tous les temps. S’il avait été en mesure de régner une trentaine d’années, il aurait peut-être abouti et une Europe française eût marqué le terme des spéculations et des rêveries.
Même abattu, l’Empereur pouvait admettre que son projet d’Europe n’avait pas été complètement vain puisque les principaux souverains européens constituaient un groupement, la Sainte-Alliance : cette association prévoyait des congrès fréquents, la prise de décisions en commun et les moyens d’imposer des solutions de conflit à l’échelle européenne.
Mais l’ironie du sort voulut que l’Angleterre, qui s’était montrée réservée à l’égard de la Sainte-Alliance, devînt, au XIX’ siècle, le plus puissant État occidental et l’on a pu parler presque sans paradoxe d’une Europe britannique [facétie de l’Histoire].
Trois Grands
Cette situation fut prophétisée par le plus grand penseur politique de ce temps, le comte de Saint-Simon : cet homme du XVIIIe siècle, égaré dans le XIXe, a prôné tout de suite une union franco-anglaise qui serait assez puissante pour imposer un Parlement européen.
Toutefois, Saint-Simon n’avait nullement imaginé l’éveil des nationalités au XIXe siècle, les unités nationales qu’elles impliqueraient et d’où sortirait un nouveau visage de l’Europe, conséquence assez logique de son passé.
La seconde moitié du XIXe siècle allait voir la naissance d’une Europe germanique, dont les conséquences devaient bouleverser l’Occident pendant trois quarts de siècle.
C’est au milieu des rêveries romantiques que la nouvelle Europe entre en gestation. Il faut citer quelques noms plus encore que des faits.
Dès 1831, l’Italien Giuseppe Mazzini prêche l’unité italienne comme présage de la grande fédération européenne ; il met sur pied un comité révolutionnaire européen, où il côtoie Ledru-Rollin, père du suffrage universel, et Kossuth, infortuné libérateur de la Hongrie.
Les hommes qui ont rêvé une Europe unie
L’idée européenne est devenue révolutionnaire et républicaine en même temps qu’elle se révèle un thème poétique abondamment exploité par Lamartine, Lamennais, Victor Hugo.
La révolution de 1848, étendue à toute l’Europe, marque l’explosion de cette aspiration européenne. En dépit de succès locaux éphémères, cette crise ne bouleverse pas sensiblement l’ordre général établi ; mais elle met la France entre les mains du neveu de Bonaparte, un théoricien fameux, convaincu du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, et apôtre du programme des nationalités.
Par ses imprudences, il complétera l’unité italienne et rendra inévitable l’unité allemande, entourant la France de voisins puissants et dangereux que l’ancienne monarchie s’était ingéniée à diviser.
Au milieu des errements politiques des dirigeants du XIXe siècle, ce sont les philosophes qui découvrent plus clairement que les hommes d’action.
En France, Proudhon entrevoit l’avenir du socialisme et dénonce la propriété comme le facteur principal d’inégalité; ce qui implique la nécessité de la détruire si l’on veut faire accéder la classe ouvrière au pouvoir.
Avec une même clarté, il condamne le principe des nationalités comme étant l’obstacle à l’unité de l’Europe, car les nouveaux États centralisés se voudront indépendants et, par orgueil, se montreront hostiles au fédéralisme.
Plus influent encore se montre l’Allemand Karl Marx, qui dénonce le nationalisme comme un phénomène bourgeois et prône l’Internationale ouvrière, seule capable de fonder une Europe unie.
Cependant, Marx est resté allemand avant d’être internationaliste et, en 1871, il souhaite passionnément la victoire de son pays, ce qui affaiblit son audience dans les autres nations et recule d’un demi-siècle l’application de ses théories.
De fait, l’Allemagne bismarckienne va prendre la tête de l’Europe sur le plan politique et économique ; alliée à l’Autriche et l’Italie, elle forme, au centre de l’Europe, un bloc qui rappelle le vieil Empire romain germanique. Avec un peu de patience, ce bloc aurait pu assurer sa primauté par l’économie politique.
Il suffit de la vanité d’un empereur infatué tel que Guillaume II et de son influence sur le vieillard obtus qu’était devenu François-Joseph d’Autriche pour plonger l’Europe dans une guerre désastreuse que la communauté des civilisations transformait en véritable guerre civile.
Après cette guerre de 1914-1918, que tant d’hommes avaient espéré être la dernière, on revint aux anciennes utopies mais à l’échelle mondiale. Profitant de l’expérience du dernier siècle, les États-Unis crurent que les vertus de la démocratie pouvaient apaiser les ambitions guerrières.