L’écroulement des monarchies européennes parut une garantie suffisante de paix et une Société des Nations, dépourvue de tous moyens d’action, se révéla un arbitre d’autant plus insuffisant que l’Amérique, sa fondatrice, n’y était pas représentée.
Aussi l’Allemagne humiliée releva très vite la tête et dans le cerveau d’Hitler bouillonnèrent les vieux rêves qui avaient agité les cervelles germaniques depuis Othon le Grand jusqu’à Guillaume II [Un empire de mille ans]. On frémit en pensant à l’Europe qu’il désirait construire. Mais d’un conflit meurtrier, dont la paix n’est pas encore entièrement signée [allusion à la Guerre froide], semblait être née la possibilité d’une Europe, dont quelques constructions sont commencées.
Il n’est pas de meilleure conclusion à ce survol que de les évoquer rapidement.
Cette fois, les vainqueurs avaient compris que ce n’était pas une solution d’avenir que d’écraser trop complètement les vaincus. Dans une Europe à reconstruire, il s’agissait de trouver des méthodes et d’instaurer des organismes servant l’intérêt commun tout en assurant la paix.
Dès le mois de décembre 1947, un Congrès, tenu à La Haye, prônait la création d’une assemblée européenne ; celle-ci se constituait moins de deux ans plus tard, sous la forme d’un Conseil de l’Europe, siégeant à Strasbourg, comme l’avait souhaité, jadis, l’abbé de Saint-Pierre. Ce Conseil laissait aux États leur entière souveraineté.
Le premier succès communautaire européen date de 1950 : il est dû à Jean Monnet et Robert Schuman, sous la forme de la Communauté Européenne de l’Acier.
Deux ans plus tard, on tentait de compléter cette amorce par un projet de communauté politique qui échoua sur la partie militaire, celle de la Communauté européenne de défense, connue du grand public sous les initiales de C.E.D. [projet d’armée commune européenne de 1950, sous commandement de l’OTAN, rejeté par le parlement français après une division du pays digne de l’affaire Dreyfus, les tergiversations en plus] Cet échec allait retarder de plusieurs années la constitution de nouveaux organismes à l’échelle européenne. Pourtant, dès 1956 étaient jetées les bases de cette mise en commun de l’énergie nucléaire, d’où est né l’Euratom. En même temps, la décision de constituer un marché commun agricole qui serait mis en application à parti r de 1970 faisait naître de grands espoirs.
En 1958, une crise politique aiguë mettait de nouveau le général de Gaulle à la tête des affaires françaises.
Tout en multipliant des déclarations pouvant donner à croire que le nouveau maître de nos destinées était partisan de l’Europe, le Général restait fidèle à la conception des anciens rois de France, hostiles à une Europe qu’ils ne domineraient pas.
Tout donne rétrospectivement à croire que si le général de Gaulle l’avait voulu, il aurait pu, par son prestige, imposer la réalité des États-Unis d’Europe et en devenir le premier président. Il semble qu’un reste de formation maurrassienne l’en ait dissuadé et que l’Europe traditionnelle française du siècle des lumières lui ait paru une conception dépassée. La formule fracassante « une Europe de l’Atlantique à l’Oural » a inquiété l’Occident et a été peut-être la cause d’une régression momentanée européenne.
Après la disparition du Général, on allait pourtant assister à un début de mutation : quatre États acceptaient d’adhérer au Marché commun et l’entrée de l’Angleterre dans la communauté européenne créait un précédent que l’on n’espérait guère. Il semble qu’il faille en reconnaître le mérite au président Pompidou, qui avait parfaitement compris que le salut de l’Occident exigeait la création d’une Europe dont le Marché commun était le premier jalon, puisque d’une Europe économique on pouvait, avec du temps, passer à une Europe politique.
En utilisant la politique du référendum, qui avait déjà réservé beaucoup de surprises, le président de la République française tentait un pari. Le résultat a probablement déçu, mais il garde un intérêt historique de premier plan : les Français, après deux siècles de mutations politiques, de crises et de révolutions, ont conservé le réflexe de leurs ancêtres et ne se sont pas montrés partisans d’une Europe qu’ils ne domineraient pas.
[Il s’agit du référendum du 20 septembre 1992 pour ratifier le Traité de Maastricht qui ne fut approuvé qu’à une courte majorité de 51,1% pour une participation de 69,7 %. Les débats déchirèrent le mode politique en créant de nouvelles cassures et d’inopinés rapprochements]
Au maintien inconscient des anciennes hérédités, il est sage également de tenir compte d’un autre réflexe : première nation agricole de la nouvelle Europe , la France n’a pas su tirer les avantages économiques de sa situation et le monde agricole encore très puissant sur le plan électoral, puisqu’il peut faire basculer la majorité, a eu le sentiment qu’il avait été sacrifié à ses partenaires dans l’organisation présente du Marché commun et son vote d’hostilité a été une réaction de défense.
Cette réserve qui est, au fond, un recul de l’idée européenne, donne à réfléchir sur les difficultés qui restent à surmonter pour la création de l’Europe. On ne peut toujours pas dire avec certitude si, après un millénaire de gestation, l’Europe se fera un jour. Elle continue à être plus un rêve de philosophes qu’un dessein de souverains. L’idée d’Europe telle qu’on la conçoit au XXe siècle reste l’idée récente qui a vu le jour avec les légistes de Philippe le Bel, il y a un peu plus de six siècles. Que sont six siècles au regard de l’Histoire ?
On n’en doit pas moins regretter tant d’errements et d’hésitations. La réalisation rationnelle d’une Europe fédérée eût évité bien des ruines et les progrès de l’humanité eussent été favorisés.
Notre siècle en est philosophiquement convaincu, mais les égoïsmes et les nationalismes n’ont pas abdiqué et leurs forces de dissuasion demeurent, ne laissant que la possibilité de former le voeu que les expériences ne soient pas perdues et que le XXe siècle finissant inscrive à son tableau d’honneur la création d’une Europe unie qui serait un gage de survie, d’équilibre et peut-être de bonheur.