Mais ce juge devant être simplement d’ordre spirituel, un chef temporel de la communauté sera indispensable. Cet empereur, Dubois ne le conçoit que dans la ligne capétienne, de préférence dans la personne du roi de France. Si Philippe le Bel ne peut se porter candidat à l’empire, son frère Charles de Valois tente en vain le hasard électoral. En dépit de cet échec, Charles IV le Bel envisage à son tour une tentative, mais meurt avant que l’occasion se soit présentée.
Après ces velléités des derniers Capétiens directs, la France entre pour un siècle et demi dans une ère de guerres et de désordres. Le sort de la papauté n’est guère plus enviable : aux épreuves des papes d’Avignon succède le Grand Schisme d’Occident qui met la catholicité au bord du désastre.
Tandis que le monde latin et occidental paraît se décomposer, l’empire romain germanique, qui pourrait peut-être triompher et faire l’unité, s’enlise dans des luttes internes.
C’est pourtant de l’un de ses ressortissants que l’idée d’Europe va renaître, au lendemain de la prise de Constantinople par les Turcs en 1453, implantation qui devait par deux fois, en 1483 et en 1529, mettre Vienne en danger.
Au lendemain de la chute de Byzance, un self made man, le roi de Bohême Georges Podiebrad, resté fidèle à l’hérésie de Jean Hus, est menacé d’excommunication par le fameux Sylvias Aeneus Piccolomini, qui vient d’accéder à la tiare sous le nom de Pie II. Il lui vient alors l’idée d’émanciper les peuples et les rois par l’organisation d’une nouvelle Europe qui s’unirait pour défendre la chrétienté contre les empiétements des Turcs.
L’idée paraît si opportune et ingénieuse que Pie II, se rangeant aux vues du roi de Bohême, arme une croisade contre Constantinople comme s’il avait prévu les invasions futures.
Ayant également rallié à ses vues la Pologne et la Hongrie, Georges Podiebrad songe alors à mettre le roi de France, Louis le Onzième, dans son jeu et il lui adresse un ambassadeur en vue de l’inciter à convoquer une Diète et une assemblée des rois et des princes chrétiens.
Le clergé français ayant demandé à Louis XI de réserver sa réponse à l’agrément du pape, le roi de France, sensible à cette opinion, ne répond au roi de Bohême que de bonnes paroles et l’audacieux projet se dilue dans les limbes.
Qu’eût-il donné s’il avait abouti ? Cet aboutissement eût peut-être été possible si le projet avait été présenté au duc de Bourgogne, Charles le Téméraire, qui voyait dans une Lotharingie reconstituée le noyau de l’Europe.
On peut encore rêver aujourd’hui à pareille éventualité : peu d’années après les projets de Podiebrad, la fille de feu Charles le Téméraire épousera l’héritier des Habsbourg : leur fils, Philippe le Beau, en épousant Jeanne la Folle, unira l’Autriche et l’Espagne en une seule couronne et posera l’un des plus graves problèmes européens au moment où s’ouvre un seizième siècle qui va dessiner les éléments d’une Europe dont les conséquences pèsent encore sur notre temps.
Renaissance et Réforme
Le XVIe siècle en Europe est marqué par trois phénomènes aux conséquences incalculables : la découverte du monde, la Renaissance, la Réforme.
Ouverte par Vasco de Gama, Christophe Colomb et Magellan, l’ère des explorations aura pour conséquence de doter une partie de l’Europe d’un « Far West » [le mythe occidental de la Nouvelle Frontière] : la France sera prolongée par le Canada, les Caraïbes et la Louisiane, l’Angleterre par les colonies d’Amérique du Nord , l’Espagne par le Mexique et le Pérou, le Portugal par le Brésil et l’Angola, la Hollande par l’Indonésie.
Un arbitrage papal, le traité de Tordesillas, oeuvre du pontife espagnol Alexandre VI Borgia, a consacré d’avance ces agrandissements.
Il en résulte, sur le plan économique, une modification des anciennes frontières découlant du vieux traité de Verdun. Désormais les trois zones d’influence qui divisent l’Europe seront reculées vers l’est : l’Europe atlantique sera ouverte sur l’Océan ; il y fera suite une Europe continentale moins riche qui joint l’Italie à l’Allemagne, et enfin une Europe orientale pauvre, à demi asiatique, subissant les influences de la Russie et de la Turquie.
Cette nouvelle Europe économique est en profonde mutation depuis que la découverte de l’imprimerie a rendu accessibles aux masses les trésors intellectuels du passé.[à partir de texte de l’Antiquité recueillis par les Musulmans lors de leur saccage de la Bibliothèque d’Alexandrie et traduits par l’Espagne mauresque]
De ces trésors, les uns viennent de la culture païenne : c’est de leur découverte que les arts et les lettres vont éprouver un bouleversement qui ramènera les écrivains et les artistes aux modèles antiques. L’âge gothique est supplanté par un art nouveau qui s’inspire des anciennes architectures ; la culture rejette les contraintes du christianisme et sombre dans les facilités du plaisir païen.
La papauté et l’Église catholique se laissent gagner par ces tentations et les papes de la Renaissance, mécènes et passionnés d’art, oublient trop volontiers les valeurs spirituelles pour les oeuvres temporelles : la basilique de Saint-Pierre, pour être l’une des plus admirables créations de l’art, n’en est pas moins le symbole de ce glissement. [le financement par le trafic des Indulgences conduira à la colère de Luther et au Protestantisme]
Le grand dessein de Sully
En même temps que la littérature païenne, l’imprimerie a révélé au monde l’existence et les textes des Livres saints ; la Bible devient rapidement le plus étonnant des best-sellers et beaucoup d’esprits sérieux se demandent si le maintien de la religion chrétienne n’exige pas une plus stricte application des préceptes divins.
Cette inquiétude est formulée de manière saisissante par un moine augustin du couvent de Wittenberg, Martin Luther, qui, en 1517, affiche une série de propositions tendant à ramener la pratique religieuse en de sévères limites.
Cet événement coïncide à peu près avec l’élection de Charles Quint à l’empire. Le nouvel empereur, qui possède les éléments de puissance qui permettraient de créer une Europe germanique, va se heurter aux disciples du moine réformateur que le pape Léon X vient de condamner et qui affiche bien haut sa révolte en exigence de rigueur et de pureté.
Pour beaucoup de princes germaniques, l’adhésion au protestantisme se présente avant tout comme une défense contre l’hégémonie dont les menace un empereur trop puissant. La France, qui s’inquiète pour sa propre survie et se heurte au colosse habsbourgeois, favorise les entreprises protestantes, en même temps qu’elle prend l’empire romain germanique à revers en signant une alliance avec les Turcs infidèles.
Au moment où s’est présentée la possibilité logique d’une Europe fédérée autour du Saint Empire, on va voir un siècle de chaos, où les nations s’entre-déchireront, plongeant les habitants dans la misère et les États dans les guerres civiles.
C’est au plus remarquable des souverains ayant obtenu une paix confessionnelle, au roi de France Henri IV que l’on attribue assez faussement un nouveau projet de fédération européenne, celui que Sully a rapporté dans les Économies royales sous le nom de Grand Dessein et qui semble sorti de son imagination.
Il s’agit, là aussi, de créer une république très chrétienne, dont l’une des pièces est un empire allemand unifié et allié indissolublement à la France pour faire contrepoids à une Espagne que son empire colonial a rendue trop riche et trop puissante.
Cet équilibre, une fois obtenu, l’Europe serait divisée en quinze dominations, royaumes ou républiques, qui accepteraient l’arbitrage d’un organisme international où chaque État aurait ses délégués.
Ce conseil siégerait à tour de rôle dans les grandes villes d’Europe et serait à la fois une Société des Nations à l’échelle européenne et un tribunal arbitral mixte qui rendrait les guerres impossibles à l’intérieur de la Communauté. Seules seraient envisagées des guerres extérieures contre les infidèles.
Quant au chef suprême, il serait élu par tous les délégués mais ne pourrait être deux fois le même, ce qui éliminerait le risque de suprématie de toutes les dynasties régnantes.
Ce projet, d’un vieillard retraité, nous fait entrer dans un nouveau chapitre, celui de l’Europe des rêves, qui couvre les XVIIe et XVIIIe siècles.
L’Europe des rêves
Ces deux siècles, qui commencent à la mort d’Henri IV pour s’achever avec la chute de Napoléon, sont ceux de l’Europe française. Après la période de conquêtes et la suprématie politique inaugurée par Richelieu et poursuivie par Louis XIV, la France va donner le ton à l’Europe et celle-ci imitera ses habitudes, s’imprégnant de la culture française tant littéraire qu’artistique.
Cette influence spirituelle ne fut pas loin de provoquer une hégémonie politique.
En cette période si brillante, les théoriciens et les rêveurs vont multiplier des projets d’Europe, dont il convient d’évoquer les principaux.
Aux côtés du « Grand Dessein », rapporté par Sully, il convient d’abord de citer les projets du Français Emeric Crucé, auteur du Nouveau Cynée ou Discours des Occasions et Moyens d’établir une paix générale et la liberté du commerce par tout le monde.
Il s’agit plus d’un projet de république universelle que d’une Europe en ce livre qui influencera si fortement l’abbé de Saint-Pierre. Présenté à Louis XIII par son auteur, ce projet ne fut évidemment pas pris en considération par un souverain qui avait déjà accordé toute sa confiance au cardinal de Richelieu.
Beaucoup plus européennes au contraire sont les vues d’un esprit fort curieux, celui du célèbre William Penn, un protestant anglais établi en Amérique du Nord, où il fondera l’État de Pennsylvanie. William Penn envisageait la création d’un organisme international liant par contrat perpétuel les principaux souverains européens.
Il s’agit d’une véritable ébauche de Société des nations européennes. Ces nations enverraient des délégués à l’assemblée internationale, en proportion de leur importance démographique. Cette diète européenne disposerait d’une armée analogue à celle que possède aujourd’hui l’O.N.U. Les frais des expéditions punitives seraient payés par les vaincus.
Munie d’une pareille sécurité, l’Europe pourrait être assurée d’une paix définitive.
Ces vues intéressantes restèrent à l’état de théories ; toutefois, leurs ferments agitaient de grands esprits.
A côté de ses travaux de mathématiques, l’illustre Leibnitz consacrait du temps à des essais politiques qu’il tenta en vain de soumettre personnellement à Louis XIV. Du moins, bénéficia-t-il d’échanges avec Bossuet, avec lequel il envisagea le projet d’une Europe chrétienne unie, assez voisine de celle de Sully et de Crucé, mais complétée par un partage des colonies : la France s’y serait vu attribuer l’Afrique, la Scandinavie la Sibérie, l’Angleterre l’Amérique du Nord, et l’Espagne l’Amérique du Sud.
La paix perpétuelle de l’abbé de Saint-Pierre
Ces vues, parfois prophétiques, restèrent à l’état de spéculations, mais impressionnèrent fortement un des correspondants de Leibnitz, un fidèle adepte d’Emeric Crucé, l’abbé de Saint-Pierre.
Saint-Pierre, qu’on ne lit plus, n’en a pas moins passé à la postérité par son légendaire projet de paix perpétuelle en Europe, publié en 1713. La base en est essentiellement le Grand Dessein attribué à Henri IV, mais il est assorti de modalités d’exécution dont voici les principales :
1. L’alliance perpétuelle entre les souverains européens ;
2. La soumission de tous ces souverains aux décisions d’une assemblée générale constituant le « Sénat européen » ;
3. La contribution collective de tous les États aux frais de l’alliance ;
4. L’intervention collective contre les violateurs du pacte et la récupération à leurs dépens des frais de guerre.
Composé de quarante membres, le Sénat européen de l’abbé de Saint-Pierre devait siéger à Strasbourg ou à Dijon, et son armée destinée à assurer la sécurité collective devait monter au chiffre énorme de 500 000 hommes.
Ces idées, qui nous paraissent si modernes, ne furent pas du goût de Louis XIV, qui, au lieu de féliciter Saint-Pierre, le fit exclure de l’Académie française.
Un demi-siècle plus tard, Jean-Jacques Rousseau entreprit une exégèse des travaux de l’abbé de Saint-Pierre ; il en approuva hautement l’esprit, mais en critiqua les méthodes, car, pour lui, le temps des souverains était déjà révolu. Il souhaitait une réalisation du projet sous la forme d’une république européenne que l’état monarchique de l’Europe en 1750 rendait à ses yeux fort hypothétique.
Aux côtés de Rousseau, il faut ranger également Montesquieu et Voltaire qui ont cru, l’un et l’autre, à la possibilité d’une Europe des lumières, fondée sur l’identité des vues générales chez les esprits éclairés.
De fait, cette Europe a existé au cours du XVIIIe siècle, mais sans se montrer une réalité politique capable de fédérer les États et de les mettre d’accord sur un programme commun.
Seul, peut-être, l’Anglais Bentham, véritable ancêtre de la décolonisation et précurseur du Marché commun, a songé à une Europe basée sur des intérêts économiques ; mais bien qu’exprimées en 1789, ses vues ne furent connues du public qu’au cours du XIXe siècle.
Il ne faut pas oublier enfin qu’en 1795 fut publié un opuscule d’Emmanuel Kant, intitulé Projet de paix perpétuelle, dans lequel l’illustre philosophe fondait la société internationale sur les bases de la souveraineté du droit.
Cette conception était la réfutation directe des théories de Rousseau, dont la mise en pratique était déjà considérée non seulement comme une des causes de la Révolution française, mais aussi comme une occasion de fédérer une Europe alors dressée presque unanimement contre la France.