Charlemagne, figure de l’Europe ?

Legende de la carte : L’empire de Charlemagne s’étend de l’Elbe à la Catalogne.
Mais la Bretagne, l’Angleterre, l’Espagne échappent au pouvoir franc.
Et Byzance domine la Méditerranée orientale et les pays au sud du bas Danube.

Un phénomène religieux fit peu à peu naître une sorte de conscience de l’idée européenne. Il se manifesta dans la première moitié du VIIe siècle en la personne d’un jeune chamelier arabe qui crut entendre la voix de l’archange Gabriel. Ce voyant se nommait Mahomet et le récit de ses visions ayant inquiété l’ordre public à La Mecque, il dut s’enfuir pour Médine en l’an 622.
Cet événement, alors minime, allait pourtant être à l’origine d’une ère neuve, celle de l’Hégire et à la naissance d’une nouvelle religion, celle de l’islam. Ses adeptes, vite devenus fort nombreux, réveillèrent le monde arabe et lui insufflèrent un esprit de conquête qui provoqua une ruée vers l’Occident par la voie de l’Afrique du Nord.
En moins d’un siècle, la vague islamique déferla de l’Algérie et du Maroc vers l’Espagne, puis, franchissant les Pyrénées, pénétra en France. Celle-ci n’était encore qu’un fort jeune État, encore très composite, gouverné par Ies descendants dégénérés du roi Clovis.
Ces rois, flétris par l’Histoire du surnom de fainéants, étaient tombés sous la coupe de leurs maires du palais. Ce fut l’un de, ceux-ci, Charles Martel, qui, en 732, à la bataille de Poitiers , arrêta la vague. Les envahisseurs repassèrent les Pyrénées, mais il faudra près de sept siècles pour en purger entièrement la péninsule ibérique.
Le fils de Charles Martel, Pépin, dit le Bref, allait être le fondateur de la seconde dynastie des Francs ; reconnu comme roi par le pape Étienne II, il constitua pour le successeur de saint Pierre un royaume temporel qui allait durer onze siècles et provoquer maintes vicissitudes.
Le fils de Pépin, Charlemagne, poursuivit les conquêtes paternelles et son royaume s’étendit des Pyrénées à l’Elbe. Il semble tellement avoir été une préfiguration de l’Europe qu’on a vu en lui son fondateur. Charles Quint et Napoléon, avant leur couronnement, ont été s’incliner devant le tombeau d’Aix-la-Chapelle et Victor Hugo a résumé leurs méditations dans un monologue fameux :

Charlemagne est ici : comment, sépulcre sombre,
Peux-tu sans éclater contenir si grande ombre?…
Ah ! c’est un beau spectacle à ravir la pensée
Que l’Europe ainsi faite et comme il l’a laissée !

A la vérité, l’idée d’Europe demeura étrangère à Charlemagne. Quand, dans la nuit de Noël de l’an 800, le pape Léon III posa sur le front du conquérant la couronne impériale, les contemporains pensèrent seulement que l’Empire romain venait de ressusciter et que l’Occident était redevenu le contrepoids de Byzance. Aujourd’hui il nous semble cependant que l’Europe aurait pu naître dans ce couronnement, mais le IXe siècle allait rapidement démentir cette possibilité. Les petits-fils de Charlemagne démantelèrent son empire au traité de Verdun, en 843, et le partagèrent en bandes longitudinales dont la plus orientale fut la mère de l’Allemagne, l’occidentale celle de la France moderne et l’intermédiaire, sorte de colonne vertébrale en forme de couloir reliant la mer du Nord à l’Adriatique sous le nom de Lotharingie, une chimère politique qu’il faudra mille années pour anéantir.

Une nuit de près d’un siècle allait assombrir cette Europe manquée dont le christianisme seul aurait pu peut-être ressouder les débris.
Mais la papauté traversait alors la plus grave de toutes ses crises et le trône de saint Pierre tombait pour un siècle et demi entre les mains de vils intrigants. De nouveau les invasions menaçaient la péninsule européenne : dès la fin du IXe siècle, la France avait dû céder une portion de son territoire aux Normands ; au Xe siècle, Slaves et Hongrois menacent le territoire germanique et sont arrêtés sur le Lech, près d’Augsbourg, en 955, par le duc de Saxe, Othon le Grand.
Ce successeur virtuel de Charlemagne va dessiner le visage d’une Europe quand, en 962, il sera sacré empereur par le pape Jean XII. Cet empire ne sera plus l’empire d’Occident comme à la Noël de l’an 800, mais une formation nouvelle, romaine et germanique à la fois, où le pape et l’empereur, ces deux moitiés de Dieu, affronteront souvent leurs pouvoirs.

Cette puissance neuve, installée au centre de l’Europe géographique, aurait logiquement dû créer l’unité si ne s’étaient produits presque en même temps des phénomènes politiques parallèles. Tandis que la puissance germanique est menacée à l’est de l’Elbe, la Russie trouve une première unité : en 980, le grand duc Vladimir est acclamé à Kiev comme le nouveau Constantin de la Grande Rome, et il reçoit le titre sacré de czar, qui fera de lui un chef religieux autant que politique ; de surcroît, ses successeurs recueilleront un jour l’héritage spirituel de Byzance.
Sept ans après l’instauration du tsarisme russe, la France élit un nouveau chef dynastique, en la personne du duc de France Hugues Capet.
Aussi, alors que le Saint Empire aurait dû logiquement réaliser l’unité européenne, il va se trouver pris entre deux dangers : d’une part une Russie qui songe souvent à marcher vers l’ouest, d’autre part une France qui se veut maîtresse du Rhin et se jugera de plus en plus prédestinée pour assumer l’hégémonie européenne.
Pendant une longue période, celle que l’on nomme sommairement le Moyen Âge, le balancement de ces trois puissances à travers d’innombrables crises laissera une primauté de fait aux successeurs de saint Pierre, et il se constituera une véritable Europe chrétienne, qui assumera certaines tâches en commun, notamment la grande épopée des Croisades et le maintien de la culture par les ordres monastiques.
Au début du XIIIe siècle, la conjonction des politiques germaniques du pape Innocent III et du roi de France
Philippe Auguste, va donner à la bataille de Bouvines, en 1214, un sens européen.
Appuyée moralement par le petit-fils de Philippe Auguste, la papauté règle leur compte aux empereurs Hohenstaufen, Frédéric II et Conradin, sans que l’interrègne ainsi provoqué porte finalement une véritable atteinte à l’empire qui, sous le sceptre des Habsbourg, connaîtra ses plus grandes heures et frisera l’hégémonie.
La France, après s’être montrée si souvent le soutien du trône de saint Pierre, entrera en lutte avec la papauté et l’attentat d’Anagni, en 1303, marquera l’affirmation des églises nationales.
Par une singulière coïncidence, c’est au moment où Philippe le Bel impose sa loi à Rome et transfère le siège pontifical à Avignon, que va apparaître, pour la première fois, l’idée de l’Europe telle que nous la concevons aujourd’hui.
C’est en effet au légiste de Philippe le Bel [XIIIe siècle], Pierre Dubois, qui, entendant mettre à profit l’installation de la papauté en France, veut lui imposer une sujétion laïque et substituer à l’autorité indiscutée du Concile un organisme international contrôlé par un concert de monarques absolus.
[Pierre Dubois, élève de Thomas d’Aquin, longtemps oublié mais redécouvert au XIXe siècle, a établit une construction politique pour pacifier la Chrétienté sous l’autorité du roi de France, contre les rebelles et dissidents religieux, au sein d’un arbitrage international]

Exposé dans un traité intitulé De recuperatione Terrac sanctae, le projet ne vise pas moins qu’à supprimer le pouvoir temporel de la papauté ; il implique la confiscation générale des biens ecclésiastiques au profit des couronnes.
Le gouvernement de l’Europe serait confié à un organisme supranational qui arbitrerait les conflits et rendrait la guerre impossible à l’intérieur d’une République européenne dont le pape restera le souverain juge en appel.

Duc de Castries, de l'Académie Française
Duc de Castries, de l’Académie Française

René de La Croix de Castries, ou René de Castries, 4ᵉ comte de Castries, est un historien et un académicien français, né le 6 août 1908 au château de la Bastide-d’Engras et mort le 17 juillet 1986 à Paris. Il a écrit ses ouvrages sous le nom de plume et titre de courtoisie de duc de Castries. 

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